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21 mai 2014 3 21 /05 /mai /2014 05:29

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CONTES, NOUVELLES ET POESIES DE MAMIEHIOU

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JUDITH

 

Judith naquit dans un hôtel de luxe, l'hôtel Astery. Toute nouveau-née, elle fut priée de vagir sans faire de bruit. Emma sa mère, qui devait à tout prix respecter le plus grand silence, prit soin de capitonner de cartons divers la petite chambre où elles vivraient toutes les deux désormais, faute de quoi, il eût fallu qu'elle se trouvât un autre logis.
Le directeur de l'hôtel avait été formel. Il voulait bien la garder sur place avec sa fille dans la pièce mansardée du dernier étage, à la condition qu'elle obéirait en tous points aux consignes qu'il lui donnerait. Mademoiselle Emma avait promis. Elle avait remercié l'homme charitable qui lui donnait le gîte et le couvert, et de surcroît, la conservait à son service comme employée. Il n'y perdait pas au change. C'était une femme de chambre modèle, une employée de maison comme on n'en fait plus, qui absorbait comme une éponge toutes les réprimandes, tous les ordres, toutes les sautes d'humeur de ceux et celles qui travaillaient avec elle. On ne l'entendait jamais rien demander, jamais gémir, jamais se plaindre, jamais rien revendiquer. Elle était une perle sans que personne ne s'en rendît compte, et on ne la remerciait jamais.
 
Le jour où elle s'était trouvée enceinte, elle avait eu très peur d'être mise à la porte. Elle avait rendu grâces à la Providence de pouvoir rester à l'hôtel Astery, et elle s'était fait un devoir d'être toujours docile, effacée, et efficace à tel point qu'elle était devenue indispensable. Elle était là. On comptait sur elle. On n'avait qu'à lui demander. Qu'un client arrivât à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit, elle était prête, si l'on avait besoin de ses services, toujours disponible, méticuleuse, précise, intelligente et courageuse. Elle avait bien conscience de l'état d'esclavage dans lequel on l'avait mise, mais elle l'acceptait sans en souffrir trop, comme une condition à laquelle elle ne pouvait échapper pour pouvoir continuer à vivre. Elle en avait pris son parti.
Il n'y avait qu'une chose qui comptait pour elle : sa fille. L'amour qu'elle lui portait était sans bornes.
Le bébé était arrivé comme un petit Jésus, dans un grand dénuement. Au-dessus de sa tête, sur le faîte de l'hôtel, brillait de tous ses feux une étoile dorée qui couronnait le nom Astery. On ne pouvait manquer de la voir à des kilomètres à la ronde. Si, la naissance annoncée, une envolée de femmes de service et de femmes de chambre en petites robes bleues et blanches et coiffes assorties étaient venues admirer la belle enfant, les rois qui séjournaient aux étages inférieurs n'avaient pas eu vent de la chose et n'avaient apporté ni myrrhe ni encens. Il y avait bien là des monarques et des princes de tous acabits, qui arrivaient et repartaient, la tête haute, le portefeuille toujours bien garni, drapés dans leur autorité, leur orgueil et leur suffisance. Des rois du pétrole, des princes de la finance, des petits génies de start up qui étaient devenus millionnaires en un tournemain, des grands patrons dignes ou indignes, des présidents de toutes sortes qui cumulaient les honneurs, des gros bonnets comme on dit, engraissés trop souvent indûment, des traders très malins qui jouaient avec l'argent des autres, sans oublier les vrais aristocrates qui avaient su conserver leurs richesses malgré les tourmentes de notre temps.
On les voyait aller et venir dans le somptueux hall d'entrée illuminé par d'imposants lustres de cristal, se croisant, se saluant parfois, s'exclamant en faisant mine d'être surpris de se rencontrer là, habitués qu'ils étaient à fréquenter les mêmes lieux.
Et là-haut, tout là-haut sous le toit, pleurait Judith enfant, qui s'impatientait.
 
*
 
Judith grandit, belle, sage, et obéissante, comblée par l'amour de sa mère qui n'avait pour elle que caresses et mots doux. Elle vivait au milieu du personnel nombreux de l'hôtel qu'elle considérait comme une sorte de grande famille, avec ses intrigues, ses amours, ses jalousies, ses amitiés et ses haines, microcosme où elle jouissait d'une position particulière. Elle y apprit beaucoup de choses du coeur humain, que l'on doit savoir, sans qu'il n'y eût jamais de sa part aucune implication personnelle. On se contentait de sourire à cette toute jeune fille que l'on trouvait charmante et bien élevée et l'on ne se cachait pas d'elle. Elle devint une observatrice attentive, sans jamais prendre parti, comme le lui avait enseigné sa mère :
« Sois égale avec tout le monde, lui avait-elle conseillé. Ne montre pas tes préférences, reste en dehors de toutes guerres intestines surtout.  »
Et Dieu sait si elles étaient nombreuses.
Hors de cette sorte de vie communautaire, on se pliait aux règles avec la souplesse du roseau. Les femmes de chambre et les femmes de ménage prenaient leur service sous la direction des gouvernantes d'étage qui elles-mêmes obéissaient au doigt et à l'oeil à la gouvernante générale, Madame Niquelle. Cette dernière était d'une autorité sans limites. C'était bien nécessaire pour que tout fût parfaitement en ordre, parfaitement propre, parfaitement beau.
Si Judith pouvait évoluer librement dans les parties de l'hôtel réservées au personnel, il lui était formellement interdit de se faire voir là où vivait la clientèle. Ce n'était pas sa place. Elle savait que la réprimande aurait été impitoyable si le directeur, Monsieur Échèque l'y avait rencontrée, tout comme Madame Niquelle. Sa mère lui avait expliqué les conséquences fâcheuses qu'elles auraient encourues si la petite s'était avisée de dépasser les frontières permises.
 
Si, à l'âge de l'adolescence, l'on n'est pas curieux de tout, si l'on n'a pas le désir de l'aventure, si une énergie nouvelle jusqu'alors inconnue ne fait pas irruption dans le corps et l'esprit, si l'on n'éprouve pas le désir irrépressible d'enfreindre la règle à laquelle on s'est soumis enfant, si l'on n'a ni la force, ni la témérité de briser les tabous, même en en ressentant une culpabilité douloureuse, alors à quoi sert cet âge tourmenté qui détermine l'adulte en devenir ?
Ainsi Judith fit-elle sauter le carcan de l'obéissance pour devenir elle-même.
On lui avait appris que le monde était coupé en deux, ce qui avait excité sa curiosité. Elle n'y tint plus. Il fallait qu'elle franchît la porte pour partir à la découverte de l'interdit. Ce qu'elle fit, en catimini bien sûr.
Elle sortait le soir quand sa mère était endormie et se glissait le long des couloirs. Comme elle était vive et fine, elle ne se laissait pas surprendre : le moindre bruit de pas ou le moindre grincement, imperceptible à toute autre oreille, d'une clef que l'on glisse dans une serrure, était le signal qu'il fallait disparaître aux yeux de celui qui allait surgir. Elle était invisible.
Elle se mit à écouter aux portes. Les portes, épaisses pourtant, n'étouffaient jamais tout à fait les rires et les pleurs, les cris et les chuchotements, les gémissements, les râles, les soupirs, et d'autres bruits encore, tous ceux que peut émettre l'homme en ses activités nocturnes. Judith en apprit tous les secrets.
Elle épia les allées et venues. Ah ! Ce monde-là n'était pas ordinaire ! C'était à qui serait le plus chic, ou le plus snob, ou le plus tape-à-l'oeil, ou le plus désinvolte, ou le plus compassé. C'était le gratin, la jet-set, tout le Bottin mondain qu'elle guettait.
Elle étudia leur façon de marcher, leur façon de parler, leur façon de s'habiller. Rentrée dans sa petite chambre, elle se mettait devant le miroir et s'essayait à la moue boudeuse, à la moue dédaigneuse des femmes blasées, à la petite crise hystérique de celles qui voulaient paraître comblées quand on leur faisait un cadeau coûteux, à l'attaque nerveuse devant le choix impossible des trop nombreuses robes qu'elle s'inventait. Et elle imitait aussi les gestes mesurés des femmes qui affichaient une grande classe, et leur voix douce au rythme balancé. Elle apprit les attitudes lascives qu'elle épiait par les portes entrouvertes, les émois des baisers échangés avant de se séparer, les gestes incongrus et furtifs que personne ne devait voir, mais qui ne lui échappaient pas, à elle. Se dévoilaient à ses yeux les courbettes et les baise-main hypocrites, les paroles langoureuses et les embrassements fougueux.
Les êtres qu'elle côtoyait et qui ne la voyaient pas, faits de chair et de sang, jouaient la comédie sur une des scènes les plus huppées du monde. Quelle école eût pu lui apporter une connaissance plus fine du comportement humain ?
Sa mère l'avait bien prévenue pour lui ôter toute envie :
« Le spectacle que ces gens donnent n'est pas la vraie vie. Garde-toi de croire à ce qu'ils affichent. Méfie-toi, ma Judith. Ne franchis pas la porte qui les sépare de toi. »
 
Quelle était délicieuse la transgression qui transportait l'adolescente dans un lieu bigarré et divers où le seul dénominateur commun était la fortune ! Fortune transmise depuis des générations ou fortune toute nouvelle, fortune inventée ou fortune perdue, fortune de ceux qui la possèdent et infortune des autres qui, sans relâche, s'accrochent à ceux qui en ont : pique-assiettes, écornifleurs, parasites de tous bords, diseurs et faiseurs, entozoaires toutes catégories, hétaïres et gigolos, sangsues hypocrites qui vendent leur âme pour quelques éclats de diamant convoités.
 
*
« Psst ! Psst ! »
Alors que Judith déambulait dans les longs couloirs de son étage favori, celui qui alignait les portes des suites les plus élégantes, elle se retourna pour voir qui sifflait ainsi dans le silence de la nuit. C'était elle qu'on appelait, cela ne faisait aucun doute. Elle aperçut une frimousse rose et souriante surgissant dans l'entrebâillement d'une porte. Elle prit un air dégagé comme si ce fût une évidence qu'elle se trouvât là à pareille heure et, comme si elle eût été le garçon d'étage, elle demanda ce qu'elle pouvait faire pour le service de la demoiselle. De son petit index, la jeune cliente fit signe à Judith d'avancer et elle ouvrit tout grand sa porte pour la faire pénétrer dans le salon. Judith était fort étonnée qu'une jeune fille de son âge se trouvât seule en pleine nuit.
« Ma mère et son ami sont partis faire la fête. Je ne peux pas dormir. Pourriez-vous passer un petit moment avec moi, je vous prie ? »
Judith hésita. Mais la tentation était forte. Comme elle ne pouvait pas rester ainsi dans le couloir où l'on pouvait la surprendre à chaque instant, elle entra.
Elles se mirent à bavarder et surent tout de suite qu'elles allaient bien s'entendre. Curieuses toutes les deux de se découvrir, elles eurent vite fait de se comprendre. Elles se racontèrent des choses de leur vie, s'étonnèrent l'une l'autre d'appartenir à des mondes si différents et échangèrent leurs points de vue sur la solitude. Ce qui les rapprochait, c'était qu'elles n'aimaient pas trop l'étude et qu'elles rêvaient d'un monde meilleur.
Elles cherchaient l'amitié. Elles la trouvèrent.
« Je n'ai aucune racine, expliqua Margie. Je suis une vagabonde. Ma mère me traîne après elle comme un petit chien. Elle va de récital en récital. Londres, New York ou Moscou sont mes pied-à-terre de quelques jours. Tout juste si mon courrier arrive à me suivre, il est vrai que j'en ai si peu. Je m'attelle à mes cours par correspondance que je vomis, et internet ne m'accorde aucun secours chaleureux.
Et le pensionnat ? Ne crois-tu pas que ce serait une solution pour toi ? suggéra Judith.
Quelle horreur ! On m'y a bien mise quelquefois et j'ai échappé de justesse à mes tentatives de suicide. Maman veut m'avoir sous la main. Regarde le résultat. Elle est de sortie tous les soirs. Pour son travail, ou pour son plaisir. Je n'ai que l'ennui pour compagnon.
Vraiment ta situation est pire que la mienne. Cela sert à cela d'être riche ? À rendre ses enfants malheureux ?
Viens, dit Margie. Viens te blottir à côté de moi. »
Et elles se lovèrent dans un grand fauteuil, toutes réchauffées de leur amitié naissante.
« Tu vas bientôt repartir ?
Je ne veux pas penser à cela. Je suis trop bien ce soir. Je sais trop de quoi demain sera fait. Comment ne pas te perdre ? Tu m'oublieras aussitôt que je serai partie, n'est-ce pas ? »
Judith se serra plus fort contre elle.
« Non, lui répondit-elle, nous allons correspondre et ta maman reviendra un jour ou l'autre dans cet hôtel, ne le penses-tu pas ?
Avec internet, ce sera facile.
Mais je n'ai pas d'ordinateur ! s'exclama Judith, c'est trop cher pour moi ! »
Margie la regarda, étonnée. Ne pas posséder d'ordinateur ! Comment une telle chose était-elle possible ?
« Je me débrouillerai, ajouta Judith. Je trouverai bien un moyen. Ne t'inquiète pas. »
Margie se leva brusquement.
« Viens, dit-elle, j'ai quelque chose à te faire voir. »
Elle fit glisser la porte du dressing. On ne pouvait y voir ni les jeans, ni les tee-shirts que portent généralement les jeunes filles de son âge, ni de ces vêtements qui découvrent un peu trop le corps. Sa mère la gardait de toute vulgarité et exigeait qu'elle ne portât que l'élégance, comme elle-même la concevait. Margie en tirait une grâce particulière due parfois à des gestes un peu contraints et à des attitudes surannées. Elle ne connaissait pas les postures trop libres et décontractées, à la limite du supportable, qu'affectent les jeunes filles, depuis que les pantalons ont remplacé les robes, et que le féminisme aux effets pervers tente d'émousser les différences entre les genres, au détriment des sensations exquises que pouvait éprouver naguère la gent masculine.
Margie ne donnait pas à voir sa garde-robe pour que Judith l'admirât ou pour exciter sa jalousie. D'un geste large qui accompagnait ce qu'elle voulait montrer, elle dit :
« Regarde. Ce sont mes vêtements. Peux-tu imaginer combien de ces robes je ne mettrai jamais ? Ma mère culpabilise et pour se donner bonne conscience elle ne sait plus quoi m'acheter. Cela lui fait plaisir plus qu'à moi, je t'assure. Choisis.
Tu veux me dire que je peux choisir une de tes robes ?
Deux, trois. Fais comme ça te chante. Celles qui resteront seront moins serrées.
Mais que dira ta mère ?
Crois-tu qu'elle s'aperçoive de quoi que ce soit qui me concerne ?
Mais tu dois avoir des préférences ?
Même pas. »
Judith n'en croyait ni ses yeux ni ses oreilles.
Dans sa petite robe bleu clair toute simple, elle était bien jolie, mais la couleur rappelait la tenue des femmes de service, ce qui l'avait rendue jusqu'alors inaperçue. Elle caressa de la main les tissus doux et légers des belles robes de marques. On les étala sur le lit. Fragiles et colorées, les robes se déployèrent comme des ailes de papillons géants. Les deux jeunes filles furent prises soudain d'une gaieté folle, de cette gaieté particulière que l'on éprouve à faire des choses défendues, nourrie d'une peur coupable et d'un sentiment effréné de liberté. Elles se jetèrent sur le lit en riant, se vautrèrent sur les robes en les froissant voluptueusement, elles mêlèrent leurs cheveux, s'embrassèrent, s'enroulèrent l'une autour de l'autre. Elles auraient voulu que leur joie durât toujours.
Si éphémère que soit un moment de plaisir, s'il atteint une intensité émotionnelle particulière, il restera toujours dans le coeur, et il reviendra à la mémoire des sens chaque fois qu'un détail qui s'y rattache le fera surgir. Nouveau et toujours le même.
Les deux jeunes filles vivaient un de ces moments-là, d'autant plus grisant qu'elles n'avaient jamais jusqu'alors su ce qu'était ni l'amour ni l'amitié.
« Rangeons tout, veux-tu ? Ma mère peut arriver d'un moment à l'autre. Et choisis les robes qui te plaisent. »
Encouragée par son amie, Judith ne se fit plus prier. Comment elle allait expliquer cela à sa mère, il serait toujours temps d'y réfléchir.
« Tiens, voici mon adresse, ma petite Judith. J'attendrai un courriel de toi. Impatiemment. Demain, aux aurores, je ne serai déjà plus ici. »
Elles se serrèrent dans les bras l'une de l'autre, très fort, avant de se quitter. Et Judith s'esquiva, trois belles robes sur le bras.
Lorsqu'elle se glissa dans la chambre vétuste, sa mère dormait encore.
 

*

Après avoir bien hésité, Judith décida qu'elle ne montrerait pas les robes à sa mère. Cette femme intègre les lui eût fait rendre sur l'heure, même si elle en eût connu toute l'histoire. Et comme les règles avaient été enfreintes, il eût été difficile de continuer à faire des escapades la nuit. La liberté que Judith avait gagnée, elle n'aurait autorisé personne à la lui reprendre. Emma ne pouvait être conciliante à ce point. Cela aurait donné lieu à une dispute entre elles. Elles en auraient été fortement contrariées et Judith savait bien qu'elle n'avait aucune chance de remporter la partie. Ainsi mentit-elle par omission et elle n'en ressentit aucune culpabilité. Bien au contraire, cette émancipation qu'elle s'octroyait la libérait délicieusement. Ne mentait-elle pas déjà à sa mère depuis le jour où elle avait osé forcer la porte interdite ?
L'urgence était de dénicher un ordinateur avec une connexion internet pour envoyer et recevoir des courriels. Elle pouvait bien essayer d'utiliser ceux du lycée en se cachant de ses professeurs, mais l'entreprise comportait des risques. Encore heureux qu'on y eût appris à surfer sur la toile et à se fabriquer une adresse électronique. Il lui faudrait trouver quelqu'un de discret et le convaincre avec force sourires afin qu'il lui donnât l'accès à son ordinateur et gardât la bouche cousue.
Jimmy peut-être. Il travaillait dans le grand hall, chaperonné par le concierge principal, Monsieur Craqueuil. Leur rôle, comme on le sait, consistait à guetter le client : ils lui remettaient la clef de sa chambre lors de son arrivée, la suspendaient sur le tableau lorsqu'il s'en allait, lui distribuaient son courrier, donnaient tous les renseignements utiles et recueillaient les doléances. Tout cela avec tact et discrétion.
Jimmy aimait bien Judith qu'il croisait le matin ou le soir quand il se dirigeait vers son vestiaire pour changer de vêtements, et il leur arrivait de converser aimablement. C'était un jeune homme de vingt-cinq ans sorti tout frais émoulu d'une école hôtelière où il avait reçu un enseignement très strict reposant sur les bonnes manières : savoir se tenir, savoir parler un français châtié et des langues étrangères, savoir toujours garder son calme surtout dans les embrouilles inextricables d'où l'on aidait le client à sortir, la tête haute, puisqu'on savait lui faire habilement accroire qu'il avait toujours raison. Jimmy savait aussi garder sur les lèvres un imperceptible sourire qui faisait tout son charme et auquel personne ne pouvait résister. Monsieur Échèque l'avait choisi parce qu'il était beau et racé et qu'il était sûr qu'un tel étalon plairait aux femmes et fidéliserait la clientèle. Il en était d'ailleurs très content. Et si Jimmy n'avait pas fait partie de son personnel, Dieu sait ce qu'il lui aurait demandé de faire pour le satisfaire tout à fait.
C'était donc Jimmy que Judith devait rencontrer au plus vite, et elle était sûre qu'il ne pourrait rien lui refuser.
Lorsque Emma eut quitté sa petite chambre pour s'occuper des grandes chambres des autres, Judith se mit en devoir de choisir la robe qu'elle s'apprêtait à revêtir pour la circonstance. Elle se coiffa avec soin, se composa un visage neutre, avec un air un peu hautain tout de même, et elle descendit par l'ascenseur réservé à la clientèle.
Lorsqu'elle pénétra dans le grand hall, elle eut une révélation. Alice, au pays des merveilles, n'eût pas éprouvé un étonnement plus fulgurant. Tout lui sembla à la fois gigantesque et feutré. Cette sensation exquise de fouler aux pieds une épaisse moquette lui donna une allure de chatte aux coussinets charnus évoluant sur la pointe des pattes. Elle traversa ainsi le grand hall en balançant légèrement son corps comme elle avait observé qu'il était attrayant de le faire, parée d'une grâce délicieuse et d'un air détaché telle une sylphide défiant les lois de la pesanteur. Certains regards de gens pressés se posèrent sur elle un instant. Les haussements de sourcils ne laissaient aucun doute sur l'appréciation qu'ils traduisaient. Elle était charmante.
Jimmy l'aperçut de loin comme elle se dirigeait vers lui. Il en fut tout retourné et cloué sur place. Non seulement elle avait l'audace de se trouver là, mais la métamorphose avait quelque chose à voir avec une transmutation. Un alchimiste eût changé devant lui le plomb en or, l'ébahissement n'eût pas été plus total. Judith lui sourit en s'approchant du comptoir derrière lequel il se tenait. Monsieur Craqueuil ne remarqua rien, tant il était occupé à expliquer péniblement ce qu'il fallait savoir, à un groupe de Chinois nouveaux riches qui remplissaient l'air de leurs voix égrillardes.
« Bonjour Jimmy ! »
Jimmy sursauta comme s'il sortait d'un rêve éveillé et s'exclama, terrorisé :
« Mais que fais-tu donc là, Judith ? Est-ce bien toi ? N'as-tu pas peur de te faire repérer ? Qu'est-ce qui te prend de venir ici ?
Écoute Jimmy, j'ai un service à te demander. Cela ne peut pas attendre. J'ai besoin d'un ordinateur pour envoyer un courriel. Rendez-vous ce soir devant les vestiaires. »
Avant même qu'il eût répondu, elle s'était déjà esquivée.
 
*
Ma chère Margie, tu peux voir que non seulement je ne t'ai pas oubliée, mais j'ai déniché très vite un moyen pour t'écrire. Cela a été un jeu d'enfant. Il faut que tu saches que la nuit dernière m'a apporté une joie indescriptible. Jamais je n'ai été aussi heureuse de rencontrer quelqu'un qui me comprenne aussi bien que toi. Et je crois que je te comprends aussi. Ces instants de communion parfaite, je brûle de les revivre avec toi. Dis-moi vite quand tu sauras la prochaine date où ta mère reviendra donner un récital.
Comme tu peux le voir, je ne suis pas du tout habituée à utiliser les SMS, cette langue horrible dont abusent les jeunes de notre âge dans les courriels et je crois que jamais je ne pourrai m'y faire. Je n'en ai d'ailleurs aucune envie.
Réponds-moi vite. Je meurs d'impatience. Et je t'embrasse très tendrement.
Ton amie pour toujours, Judith.
 
La réponse ne se fit pas attendre :
Judith de mon coeur, je suis restée toute la journée accrochée à mon ordinateur dans l'attente de te lire. C'était affreux. J'ai bien cru que tout était perdu entre nous et que la nuit dernière n'avait été qu'un rêve. Et voilà que ce mot que tu m'envoies me remplit d'une émotion sans bornes.
Je t'aime Judith. Ne m'abandonne pas.
Ta petite Margie.
 
Leur amitié était scellée. C'était pour elles une évidence. Elles n'auraient plus dorénavant qu'à s'épancher sans retenue pour éprouver à l'envi ce sentiment très doux.
 
*
 
En ce mois de décembre froid et brumeux, une épidémie de grippe s'était abattue sur le personnel de l'hôtel, plus particulièrement sur cette partie du personnel qui compte une majorité de femmes fragilisées par le travail harassant qu'elles devaient mener à bien, coûte que coûte, sous la férule de Madame Niquelle qui, elle, ne tombait jamais malade. Son énergie belliqueuse la protégeait de tout et les microbes mêmes fuyaient à son approche.
Il fut difficile de remplacer toutes les femmes de chambre absentes. On les auraient bien conservées en activité même malades, mais Monsieur Échèque avait peur que la clientèle souffrît d'une contamination trop évidente qui aurait entaché la réputation indéfectible de l'hôtel. Les intérimaires étaient des bonnes à rien, si l'on peut dire. Elles savaient qu'elles ne feraient pas long feu quand elles entendaient pleuvoir les remontrances peu amènes, après s'être pourtant appliquées dans leur tâche. Il fallut recourir à des expédients pour se sortir de cette situation qui menaçait d'être catastrophique, et l'on rameuta quelques retraitées qui connaissaient le métier et qui étaient déjà bien usées. Monsieur Échèque s'aperçut que son ancien personnel avait peu survécu au-delà de soixante ans. Un bon nombre était déjà grabataire. Il ne restait que quelques vieilles femmes un peu plus résistantes que les autres, naguère smicardes au long cours, et qui ne demandèrent pas mieux que d'arrondir pour un temps leur fin de mois, réduites qu'elles étaient à la portion congrue. On les fit belles autant qu'il était possible. On les maquilla. On les coiffa. On leur donna des tenues neuves. On aurait presque reconnu qu'elles étaient pimpantes. Elles feraient bien l'affaire jusqu'à ce que, pressées comme citron, on les jetterait, lorsque la crise serait passée. Et elles n'auraient plus qu'à remercier le ciel si le virus les avait épargnées.
Madame Niquelle, qui avait plus d'une idée dans son sac, suggéra que Judith pourrait bien participer au sauvetage temporaire en utilisant de façon lucrative les quinze jours de vacances qu'elle aurait passés sans cela dans l'oisiveté. Ainsi Monsieur Échèque convoqua-t-il la jeune fille pour un entretien dans son grand bureau.
 
*
 
Voilà Judith qui frappe à la porte directoriale tout en faisant sa timide, docile et curieuse de voir la tournure que vont prendre les événements. Elle entend un « Entrez ! » tonitruant, bien fait pour ébranler la confiance de toute personne qui viendrait demander audience pour quémander la moindre chose. et à qui il faut faire comprendre, une fois pour toutes, que ce ne sera pas facile. Monsieur le Directeur attend, bien calé dans son large fauteuil.
Elle a franchi la porte et se trouve maintenant devant l'homme imposant auquel elle doit tout, comme le lui a rappelé sa mère. Non, elle ne baissera pas les yeux devant le directeur qui la regarde en fronçant le sourcil. Elle sait qu'elle est en position de force malgré l'air et le ton qu'il prend pour s'adresser à elle.
« Judith, tu viens d'avoir seize ans. Tu as bien grandi. Il serait temps que tu travailles. Tu aimerais sûrement aider ta mère financièrement. Tu connais la maison et les activités qui s'y rattachent. Que penses-tu d'un petit essai ?
Bonjour monsieur le Directeur. »
Le ton poli et assuré de Judith décontenança un petit peu Monsieur Échèque. Il s'attendait à une réponse immédiate, affirmative évidemment, et voilà qu'elle lui faisait remarquer, sans en avoir l'air, qu'il ne l'avait pas saluée. C'était comme une leçon qu'il recevait d'elle.
« Je vois que tu as été bien élevée. Je n'en attendais pas moins de ta mère qui, je le reconnais, a de grandes qualités.
Il veut m'amadouer, pensa Judith. Il me prend par les sentiments. Quel sujet plus sensible aurait-il pu choisir, sinon la condition de ma pauvre mère qu'il exploite depuis si longtemps ?
Tu ne me réponds pas, petite ? Tu devrais être ravie qu'on t'apporte un emploi sur un plateau alors que tant de jeunes filles restent sur le carreau. »
Judith sentit que l'expression “sur le carreau” lui avait échappé. Trop familière, indigne de quelqu'un qui veut impressionner son interlocuteur et sauvegarder son autorité. Encore heureux qu'il n'eût pas dit “dans le caniveau” ! Elle devina un léger énervement dans la voix comme s'il avait perçu qu'elle lui résistait.
« Assieds-toi donc Judith. »
Il s'adoucit. Elle se sentit plus que jamais maîtresse de la situation, et elle entrevit une réalité qu'elle ne connaissait pas encore. Il existait donc des hommes qui affichaient une autorité sans limites, mais qu'on pouvait déstabiliser d'un seul mot, d'un seul regard, ceux-là mêmes que l'on ne contredisait jamais et qui, de ce fait, croyaient détenir des pouvoirs inamovibles, inattaquables, irréfutables.
« Je vous remercie, monsieur, mais permettez-moi de rester debout. Je ne pense pas que notre entretien sera long. J'accepte l'emploi que vous m'offrez. Pour le temps des vacances de Noël. Je ne voudrais pas renoncer à mes études, vous le comprenez. J'espère pour vous que l'épidémie de grippe ne va pas s'éterniser et que vous retrouverez très vite votre personnel.
C'est entendu. Ta mère te mettra au courant.
Je vous en prie monsieur. Au revoir monsieur. »
Ses dernières paroles soulignèrent que Monsieur Échèque ne lui avait pas dit merci. Après tout, c'était lui son obligé. Elle n'aurait voulu pour rien au monde s'asseoir devant lui : il l'aurait dominée du regard. Cette position inconfortable l'aurait mise dans un état d'infériorité et elle ne se serait pas sentie en position de le dominer, lui, sur lequel elle pouvait baisser les yeux pour le regarder. Il n'avait pu cacher un mouvement furtif de contrariété.
« Petite garce ! Petite prétentieuse ! murmura monsieur Échèque entre ses dents lorsqu'elle s'en fut allée en fermant soigneusement la porte derrière elle. Elle ressemble bien peu à sa mère. Si je n'avais pas besoin d'elle... »
Judith savait bien que ce qui venait de se jouer ne lui était pas favorable. Mais sa fierté était telle qu'elle savait aussi que jamais elle ne se plierait à aucune compromission. Elle avait désormais un pied dans la vie active, la mal nommée, qui laisserait supposer une vie végétative à ceux qui n'ont pas d'emploi.
 
*
Ma chère Margie, c'est fait. Me voici aujourd'hui de plain-pied avec les femmes de chambre de l'hôtel, leur égale, leur semblable, leur soeur de souffrance. Situation que j'aurais haïe hier. Je n'ai pas pu m'y dérober. Mon refus aurait fait planer la honte sur la tête de ma pauvre mère, qui ne m'a pas forcée, c'est sûr, mais qui a cru bon de décrire les avantages que j'en tirerais. Cette expérience, je le devine, va me dévoiler toute la condition pénible dans laquelle vivent ces pauvres femmes et que subit ma mère depuis si longtemps. Nous avons toujours évité le sujet, mais je sais bien qu'elle souffre que ses efforts ne soient jamais reconnus. Souhaite-moi tout le courage possible, ma chérie. Tu sais que je suis comme un cheval indocile, prête à ruer dans les brancards à la première occasion. Je vais devoir apprendre à me contrôler. Heureusement, cela ne durera que quinze jours. Je t'embrasse de toutes mes forces.
Judith qui t'aime du vrai amour.
 
La réponse de Margie fut dithyrambique. On ne peut vraiment s'aimer que lorsqu'on s'admire.
 
*
 
Le lendemain matin, Judith se leva très tôt. Elle revêtit la tenue réglementaire et se mira dans la glace. Elle se trouva ridicule. Une soubrette sortie d'une pièce de Labiche. Mais cela lui importait peu. Elle était bien décidée à tenir bon.
Emma accompagna sa fille pour faire la première chambre de l'étage qu'on lui avait confié et lui donner les consignes à respecter scrupuleusement. Elles entrèrent dans la chambre de Mademoiselle Bélise qui se faisait appeler Madame la Baronne indûment, et qui, à ce titre qu'elle avait fait sien depuis des années, depuis qu'elle avait eu pour amant un baron qui avait eu le bon goût de la faire son héritière, s'octroyait des manières moliéresques à la vue desquelles on imagine bien que personne ne pouvait garder son sérieux. La chambre était sens dessus dessous, les robes éparpillées sur le lit et les fauteuils, les chaussures renversées. La salle de bains était immonde : les cheveux et les crachats de dentifrice recouvraient le lavabo ; la chasse d'eau n'était pas tirée ; des monceaux de détritus remplissaient la poubelle qui dégorgeait épluchures de fruits, mouchoirs en papier usagés, pots de confiture à peine entamés et d'autres ordures indescriptibles tant elles étaient infectes. Quand on rencontrait la baronne, elle arborait un air supérieur, sa tenue était du dernier cri, et propre, ses gestes excessivement étudiés. Jamais on n'aurait imaginé qu'elle pût inspirer une telle dégoûtation.
Judith s'en étonna. Sa mère ne s'émut pas ; elle expliqua qu'on ne devait jamais se fier aux apparences. Mais ce qui était incompréhensible pour Judith, c'était le peu de fierté de la baronne qui donnait à voir aux femmes de service qu'elle avait des habitudes aussi détestables. Aucune pudeur vraiment !
« Il faut se méfier des femmes qui en font trop, avait dit Emma. Comme nous sommes transparentes et vouées au mutisme professionnel, elles ne se gênent pas pour montrer leur vraie nature. Ce sont des paresseuses qui s'accommodent impunément de leur désordre puisqu'elles savent, quoi qu'elles fassent, qu'elles retrouveront chaque jour leur chambre impeccable, comme par enchantement. Elles ne se douteront pas un seul instant du travail qu'il aura fallu fournir pour effacer les traces de leur sans-gêne, ni même celles du mépris qu'elles inspirent. Elles sont habituées à agir de la sorte. C'est leur nature. »
Judith ressentit comme une tâche infiniment dégradante de plonger ses mains, bien que gantées, dans la crasse de cette pécore détestable, impertinente par surcroît, qui semblait bien croire que le monde lui appartenait. Elle eut des haut-le-coeur. C'était le métier qui rentrait.
On aurait pu supposer que la baronne était une exception, qu'elle ne connaissait pas les bons usages puisqu'elle était en réalité d'origine plébéienne. Judith allait vite déchanter car elle rencontrerait, à l'étage même, beaucoup d'autres cas similaires d'une certaine clientèle qui n'avait rien à voir avec l'éducation reçue et qui pouvait se gausser d'appartenir aux classes les plus élevées de la société.
Quand la jeune recrue eut bien mémorisé les différentes étapes qui lui permettaient d'obtenir les meilleurs résultats afin que tout fût impeccable, elle continua sa tâche, seule. Il fallait simplement repérer le moment propice où une chambre se libérait pour pouvoir évoluer librement sans déranger son hôte.
 
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Certains clients quittaient la chambre définitivement tôt le matin, d'autres avant onze heures, heure butoir au-delà de laquelle un jour de plus était facturé ; pour ceux qui restaient plusieurs jours, il fallait s'arranger pour faire la chambre le temps qu'ils s'absentaient. Il y avait quelques clients à demeure qui avaient décidé une fois pour toutes d'habiter là. On les bichonnait particulièrement et on faisait parfois leur chambre quand ils y étaient encore car ils se sentaient chez eux, et ils prenaient les choses comme elles venaient, sans contraintes.
Judith fit ainsi la connaissance de Monsieur Fayoum, homme sec et rugueux d'aspect, qui avait bien dépassé les soixante-dix ans et qui semblait avoir élu domicile à l'Astery définitivement. On le disait fort riche pour avoir plus ou moins trafiqué les oeuvres de la région dont il avait usurpé le nom, qui sont, comme on le sait, les portraits précieux déposés sur d'illustres momies coptes, représentant les défunts, le plus souvent avec des traits jeunes et embellis, transfigurés en somme. Le commerce de ces oeuvres d'art internationalement convoitées avait fait sa fortune. On ne connaissait pas les manoeuvres délictueuses auxquelles il avait dû se livrer pour s'emparer de ces trésors, et il ne donnait aucune prise à la curiosité pour éviter que l'on s'intéressât de trop près à des actions qui ne jouissaient juridiquement d'aucune prescription. Il se taisait sur son passé et il s'en inventait d'autres, adaptés judicieusement à ses interlocuteurs.
Judith se présenta, fraîche comme une rose. Monsieur Fayoum émit un grognement dès qu'il entendit le toc toc léger. Elle s'excusa de déranger et proposa de revenir plus tard quand Monsieur Fayoum s'absenterait.
« Mais non mademoiselle, je vous prie. Ne vous occupez pas de moi. Faites votre travail. Je vous gênerai le moins possible. Vous êtes toute nouvelle ici ? »
Et il s'installa sans aucune gêne dans son fauteuil confortable, comme au spectacle.
Comme Judith avait décidé de prendre les choses comme elles viendraient, en philosophe en herbe, elle se refusait de se sentir contrariée par toute situation inédite, et elle se mit au travail. Elle sentait le regard insistant de cet homme posé sur elle. « Il n'a vraiment rien d'autre à faire, pensait-elle. » Il épiait chacun de ses gestes. Il l'observait de la tête aux pieds avec une délectation qu'il ne cachait même pas. Un sourire vague laissait deviner qu'il ne la lâcherait pas avant qu'elle n'eût terminé. Elle ôta les draps du lit où le vieil homme avait laissé son odeur âcre. Elle mit des draps bien propres et elle passa le plat de la main pour en lisser la surface. Monsieur Fayoum suivait du regard les mouvements exquis des bras mignons et dodus qui auraient bien donné l'envie qu'on y mordît, tant ils excitaient l'appétit. Et le corps de la jeune fille s'étirait par vagues, faisant rebondir ses petites fesses nerveuses. Elle évolua, gracieuse, armée d'un aspirateur qui s'efforçait de faire le moindre ronronnement. Puis elle passa un chiffon doux sur les meubles Art déco, se promenant de droite et de gauche, agitant le morceau de tissu tel un drapeau qui demande grâce à l'ennemi. Elle disparut dans la salle de bain. On devinait aux bruits divers ce qu'elle y nettoyait. Monsieur Fayoum n'osa pas se lever pour la regarder, ce n'était pas l'envie qui lui manquait pourtant. Il attendit impatiemment qu'elle en ressortît et qu'elle traversât la grande pièce pour se retirer, en faisant rouler le chariot qui supportait les produits de nettoyage et les ordures à jeter.
Monsieur Fayoum attendrait avec impatience le lendemain pour revivre l'émotion très vive qu'il venait de ressentir. Ils se dirent au revoir. Comme elle avait surpris, du coin de l'oeil, certains regards, elle sut, à partir de ce moment, qu'elle pourrait tout deviner des hommes.
 
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Ma Judith aimée, nous allons nous revoir enfin. Je serai près de toi pour Noël, et j'ai décidé maman qu'on resterait à l'hôtel huit jours. Quel bonheur ce sera ! Je souhaite de tout mon coeur que ton courage ne s'émousse pas dans ce travail ignoble.
Je t'aime. Ta petite Margie.
 
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Judith s'appliquait. Elle ne voulait donner prise à aucune remontrance. Non qu'elle attendît une quelconque félicitation de la part de sa hiérarchie, mais elle mettait un point d'honneur dans son zèle pour que sa mère fût fière d'elle. Elle voulait aussi se prouver à elle-même qu'elle était capable de surmonter les difficultés qui se présentaient.
Il est excellent qu'une jeune personne, fille ou garçon d'ailleurs, se frotte à des tâches ardues non seulement pour se forger le caractère, mais pour expérimenter ce que vivent celles et ceux qui appartiennent aux couches les moins nanties de la société. Certes, on peut toujours imaginer la vie difficile de certaines gens, mais quand on y entre vraiment, quand les heures se déroulent, harassantes, quand les soucis familiaux s'ajoutent au harcèlement moral et aux efforts physiques douloureux, on se rend compte alors que l'imagination ne suffit pas pour ressentir le poids de l'existence. Seule la vraie vie apporte la connaissance.
Judith était immergée dans un monde où chaque pion avait l'obligation de donner le meilleur de lui-même et serrait le poing quand il avait trop mal. Mais elle avait bien conscience que c'étaient deux choses très différentes de savoir que ce travail n'était pour elle que pour un temps limité et non pour la vie entière. Tout obstacle vaincu apporte son lot de richesses intérieures et un enseignement qui ne peut être que bénéfique. Il en va de même si l'on ne parvient pas à vaincre l'obstacle malgré les efforts déployés. La connaissance de soi ne s'en trouve qu'affinée. Et l'on est, à chaque fois, plus fort... si l'on n'est pas désespéré.
Judith, qui n'avait eu jusqu'alors que peu d'entrain pour réussir à l'école, (elle savait pourtant que son intelligence était bien supérieure à celle de ses petits camarades qu'elle jugeait le plus souvent sots, naïfs et mal dégrossis) comprit qu'il était d'une importance capitale d'y apprendre le mieux possible, pour se prémunir contre ses semblables dont elle se méfiait la plupart du temps. Elle savait qu'elle possédait déjà des atouts sérieux. Il fallait que l'instruction en ajoutât d'autres.
Savoir s'exprimer clairement et avec élégance, savoir des langues étrangères qui apportent la connaissance de mondes que les monolingues ne soupçonnent même pas, savoir compter et gérer ses affaires pour ne pas se laisser harponner par des experts de la finance qu'on jurerait au-dessus de tout soupçon, et comme le disait notre Molière, avoir des clartés de tout.
Judith comprit, quand elle eut vécu la condition dans laquelle étaient emprisonnées ses collègues, qu'il était encore temps pour elle de mieux s'armer pour la vie.
 
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Madame Niquelle la fit sursauter. Le chiffon à la main n'empêche pas de penser, et Judith était plongée dans ses réflexions fructueuses quand elle eut la surprise de se sentir épiée. Elle s'attendait déjà à une remarque désobligeante avant même que l'inspectrice exigeante n'eût ouvert la bouche et elle était prête à parer le coup en usant de sang-froid. Rien ne l'émouvrait. Elle s'en était fait la promesse.
« Bonjour madame. »
Judith ne s'attendait pas à ce qu'on lui répondît. Elle sourit à cette femme qui ne savait qu'afficher un regard des plus froids, comme si la jeune fille eût prêté le flanc à la méchanceté qui n'allait pas tarder à s'exprimer.
« Ma fille, vous n'oublierez pas de parsemer de pétales de roses la chambre que Mademoiselle Chantefleur a retenu. Et harmonieusement. Cette toquée arrive dans une heure. »
Madame Niquelle fit le tour de la pièce qui était nettoyée, et, l'oeil aiguisé, se pencha pour voir sous le lit si quelques moutons ne s'y étaient pas réfugiés, elle fit le tour de la salle de bains pour y traquer la moindre gouttelette et passa résolument le doigt sur le dessus de l'armoire pour y débusquer un grain de poussière oublié. Rien. Il n'y avait rien à redire. Judith commençait à être rassurée. Mais la satisfaction de Madame Niquelle ne se trouvait pas dans l'application dont avait fait preuve la jeune fille. Elle cherchait quelque chose qu'elle eût pu lui reprocher. Elle ouvrit les larges portes-fenêtres qui donnaient sur la terrasse.
« Zut, pensa Judith, je n'ai pas dépoussiéré la barrière. Je l'ai oubliée. »
Mais pas Madame Niquelle, qui n'oubliait jamais rien. La réprimande ne se fit pas attendre.
Judith finit sa tâche sans un mot. Mais sa docilité, loin d'apaiser l'animosité qu'elle avait vue éclater dans les reproches sans commune mesure avec la faute, avait attisé la fureur de sa supérieure. Sans se démonter, Judith la regarda droit dans les yeux. Madame Niquelle ne se retint plus. Tout le monde filait doux devant elle, et cette fille osait... cette fille osait... Les mots ne lui vinrent pas immédiatement à l'esprit. C'est rouge de colère qu'elle cria :
« Tu ne sais pas à qui tu as à faire. Quel orgueil ma fille ! Quel orgueil ! Alors que tu devrais ramper de honte. Tu ignores qui tu es ! Tu ne le sais pas, n'est-ce pas ? Ta mère ne t'a jamais rien dit au sujet de ta naissance ? Tu n'es même pas digne d'être née ! »
Et, son fiel craché, elle s'en fut, gardant son secret.
Judith resta figée, percée jusqu'au fond du coeur d'une atteinte assassine. Elle fut la proie de pensées horribles. Que devait-elle croire ? Cela avait-il un sens ? Elle pâlit, elle se mit à trembler, un vertige la terrassa et elle tomba évanouie.
Lorsqu'elle revint à elle, Sophia Alexandrovna, la gouvernante de l'étage, était penchée sur elle et lui tapotait la joue. Judith aimait bien Sophia Alexandrovna qui s'était souvent occupée d'elle enfant. La jeune fille avait toujours gardé une certaine réserve vis-à-vis de cette dame aimable et compréhensive bien qu'elle l'appelât affectueusement de son diminutif : Sonia.
Sophia Alexandrovna vivait dans la nostalgie d'un passé lointain qu'elle n'avait pas connu elle-même, mais dont les échos avaient bercé son enfance. Sa famille, traquée, avait dû s'enfuir précipitamment de Russie en abandonnant tous ses biens quand les Bolcheviks avaient décidé d'assassiner le tsar Nicolas II et de purger le pays de son aristocratie. Les grands-parents de Sophia Alexandrovna étaient-ils des princes ? On n'aurait su le dire. Mais on ne pouvait être insensible à ses manières empreintes d'une élégance et d'une courtoisie exquises. On l'eût dit tout droit sortie d'une pièce de Tchekhov. Imaginez-la, douce et mesurée, contente de son sort, se dévouant pour les autres, jusqu'à risquer même parfois la position qu'elle avait acquise. On ne la craignait pas, parce que les remontrances qu'elle aurait pu faire étaient des conseils éclairés qui ne blessaient en rien les femmes de chambre qui étaient sous ses ordres. Ces dernières avaient à coeur d'atteindre la perfection pour recevoir d'elle un mot aimable. Elle leur apprit même à ressentir dans leur for intérieur cette congratulation de bien faire qui nous rejoint en nous-mêmes et [la] fierté généreuse qui accompagne la bonne conscience. Ce fut ainsi que Michel de Montaigne décrivit ce sentiment. On travaille toujours moins bien sous le bâton. Madame Niquelle voyait avec hargne que Sophia Alexandrovna tirait à elle tous les avantages de la douceur d'une pédagogie d'autant plus efficace, et l'on peut bien imaginer de quelles paroles insidieuses et perfides elle usait à son endroit pour lui empoisonner la vie. Mais Sophia Alexandrovna restait calme et toujours égale à elle-même. Elle faisait ce qu'elle avait à faire sans jamais lui montrer quelque crédit que ce fût, ce qui mettait sa supérieure dans une rage qu'elle avait beaucoup de peine à dissimuler.
Lorsque Judith fut de nouveau sur pied et qu'elle eut chassé toute l'inquiétude de Sonia, elle lui demanda de ne rien dire à sa mère.
« Je sais, ma petite Judith, comme ce travail est difficile. Ne perds pas courage. Tu pourras plus tard choisir un autre métier, j'en suis sûre. »
Judith ne parla pas des propos de Madame Niquelle : ni des remontrances, ni de l'horrible chose qui l'avait bouleversée. Elle se laissa cajoler un instant.
Ainsi savait-on des choses sur sa naissance. Comment s'y prendrait-elle pour percer ce secret ? Pouvait-elle interroger sa mère ? Elle craignait de la faire souffrir. Ne s'était-elle pas toujours tue ?
 
*
Elle resta quelques jours à se torturer. Et elle se décida un soir avant que la nuit ne se peuplât de rêves mauvais.
« Maman, je sais que je vais te faire de la peine, mais je n'en peux plus. Il faut que je sache. Tu ne m'as jamais parlé de mon père. Depuis des années je m'interroge. Pourquoi ne me dis-tu rien ? Je ne suis pas la seule à vivre sans son père. Ce n'est pas si extraordinaire. Parle-moi de lui, je t'en prie. Je suis grande maintenant, je pourrai comprendre. »
Et sa mère lui raconta tout. Comment alors qu'elle était seule au monde, si jeune encore, si démunie, si fragile, un homme, un client de l'hôtel, l'avait prise de force. Elle était en train de faire une chambre. Elle ne s'était pas défendue.
Un viol. C'était un viol. Emma ne dit pas le mot et ne décrivit pas la chose, mais à l'évocation de ce moment passé si douloureux, elle éclata en sanglots. Judith était trop sous le coup de l'émotion pour avoir un seul mouvement de consolation.
« Qu'as-tu fait alors maman ? Qu'as-tu fait ? »
Emma fit un effort pour répondre. Je n'ai rien fait du tout. Je n'ai rien dit. À qui aurais-je pu parler ?
Elle revécut le drame en pensée, et continua après un instant :
« Quand je me suis aperçue que j'étais enceinte, j'ai encore gardé le secret. Jusqu'à ce que mes formes arrondies menacent de me trahir. Mon salaire était si bas. Comment aurais-je pu t'élever  ? Alors, je suis allée voir Monsieur Échèque et je lui ai tout raconté. Il m'a supplié de ne pas porter plainte, chose à laquelle je n'avais même pas pensé. J'étais alors bien naïve et stupide. Il m'a assuré qu'il me garderait à son service. J'ai compris cela comme une faveur qu'il me faisait. Il m'a même proposé d'habiter l'hôtel gratuitement. Je l'ai remercié comme une folle. Je suis tombée à genoux. Je débordais de reconnaissance. Tu t'imagines ! J'allais pouvoir te garder. J'allais pouvoir t'élever. Je t'aimais déjà. Plus jamais je n'aurais été seule. Monsieur Échèque n'a pas failli à sa promesse. Je m'applique à faire mon travail. C'est le prix de ma gratitude. »
Judith cacha le sentiment d'horreur qui s'était emparé d'elle. Elle fit un effort considérable pour venir se blottir dans les bras de sa mère. Judith en savait déjà assez. Elle prit pitié et elle en resta là. Il serait toujours temps d'en apprendre davantage.
Ainsi venait-elle d'entendre qu'elle n'était pas une enfant de l'amour comme elle l'avait imaginé dans ses rêves. Elle était l'enfant du crime. Ce poids, il lui faudrait le porter à jamais. Sa mère avait eu la sagesse de ne rien dire toutes ces années, et c'était bien. Elle avait su la préserver de cette histoire terrible, son histoire à elle, mais que Judith devait faire sienne désormais.
 
*
 
Le coup avait été dur, mais Judith était forte. Elle se persuada qu'il ne servirait à rien de se lamenter auprès de sa mère déjà tellement éprouvée d'avoir dû avouer une vérité qui lui coûtait tant. Elle refusa de se laisser emporter par la vague de tourments qui menaçait de l'ébranler. Il fallait qu'elle se ressaisît. Elle était trop lucide pour avoir honte d'un passé qui n'était pas le sien, pour avoir honte de sa mère innocente. La honte devait être le lot de celui qui avait commis cet acte abject. Une colère sourde s'insinua dans le coeur de Judith contre cet homme dont elle ne connaissait pas le nom. Un sentiment encore vague était en train de naître et de grandir en elle. Il l'envahirait au fil du temps, emprisonnant ses pensées et formant inexorablement un seul désir : celui de redresser les torts, celui de venger sa mère, dût-elle se perdre.
 
Combien étaient-ils ceux-là qui connaissaient ce secret ? Il y avait Monsieur Échèque qui n'avait rien fait pour défendre la pauvre femme, pour l'aider à accuser le criminel, pour faire éclater la vérité. Il ne fallait surtout pas faire de vagues en provoquant un scandale qui aurait mis à mal la réputation de l'hôtel. Attaquer un client, une personne très en vue, un notable peut-être, quelqu'un qui devait jouir d'une fortune et d'une position que tout le monde disait irréprochable, c'eût été une entreprise trop risquée.
Qui aurait-on cru, la jeune Emma, si pauvre, si démunie, ou l'homme qui devait jouir d'une image puissante, et intègre ? On aurait vite conclu qu'elle avait manigancé cette sale histoire pour en tirer quelque profit. La bataille était perdue d'avance. Il valait mieux se taire. Emma s'était contentée de quelques miettes pour survivre. Monsieur Échèque avait dû pousser un gros soupir de soulagement.
Madame Niquelle savait aussi. Comment l'avait-elle appris ? Monsieur Échèque s'était-il confié à elle ? Cela ne lui ressemblait guère. Peut-être étaient-ils amants en ce temps-là ? Ces choses se confient facilement sur l'oreiller. Ou bien avait-elle surpris des gémissements suspects alors qu'elle passait devant la porte où se nouait le crime abominable ? Elle aurait collé son oreille pour en savoir plus. Elle aurait vu Emma sortir en trombe de la chambre, décoiffée, bouleversée, en pleurs peut-être. Il eût été si facile alors de deviner ce qui venait d'arriver. Et quelques mois plus tard, cette enfant qui naissait. Cela s'était-il passé ainsi ? Emma savait-elle que Madame Niquelle était au courant de son secret et qu'elle devait connaître forcément le nom de l'agresseur ?
Cet homme, qui n'avait jamais été inquiété, quelle vie menait-il à présent ? N'éprouvait-il pas l'ombre d'un remords, ou bien continuait-il une vie paisible en ayant chassé de sa mémoire un événement dont le souvenir l'eût contrarié, ou pire encore, avait-il continué à commettre des exactions semblables et détruit impunément des vies ?
 
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Ma chère Judith, j'arrive le 23. Plus que 4 jours avant de te revoir. Mon impatience est à son comble. J'ai obtenu de ma mère que nous assisterions toutes les 2 à son récital de Noël. Quels instants merveilleux en perspective ! Je meurs d'attendre.
1000 Baisers, ta Margie !
 
Toutes ces émotions avaient émoussé la gaîté naturelle de Judith. Elle se réjouit enfin à la pensée qu'elle allait revoir Margie. Peut-être lui confierait-elle ses tourments. Elle la connaissait encore bien peu. Ne risquait-elle pas de la perdre ? Elle aviserait. Elle savait que cela lui ferait du bien de partager ce fardeau si pesant.
Elle continua son travail avec l'application requise, sans pouvoir cependant se libérer de ses sombres pensées.
 
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Elle fit la connaissance de Madame Bélise, la fausse baronne, qui rentra un jour inopinément dans sa chambre alors que Judith était en train de la transformer en lieu habitable. Malgré les manières surjouées de la parvenue qui voulait à tout prix impressionner son entourage, Judith vit en elle une pauvre femme solitaire qui avait perdu le seul homme qui l'aimait. Prenant à témoin la jeune fille qui lui souriait aimablement, Bélise se mit à discourir, volubile. Judith, de nature généreuse, fit mine de l'écouter et de s'intéresser à ses propos. Cette femme, qui avait dépassé la quarantaine, s'était retrouvée du jour au lendemain, au décès de son amant, incapable de se prendre en charge, et sa fortune fondait comme neige au soleil, car elle ne s'occupait guère de la gestion de ses affaires. Les factures de l'hôtel étaient faramineuses et les robes qu'elle choisissait ne pouvaient être que de grands couturiers. Elle avait fréquenté longtemps les connaissances de Monsieur le Baron quand il était de ce monde, mais on la fuyait à présent et on ne l'invitait plus nulle part. Elle prit alors conscience que la condition ordinaire d'où elle était issue ne lui avait appris que des manières ordinaires dont elle ne pouvait se défaire. Elle devrait se contenter désormais de rêver ce qu'elle avait perdu. Elle en était toute désorientée.
L'oreille attentive de Judith lui fut une consolation passagère. Bélise se mit à épancher son coeur et à en vider l'amertume. Elle admira cette jeune fille courageuse et se replongea dans les souvenirs de son enfance où elle n'avait pas toujours mangé à sa faim. Judith la prit en pitié.
« Venez voir, petite, je vais vous montrer quelque chose. »
Judith s'approcha. Bélise ouvrit un grand tiroir de la commode remplit de colliers et de bracelets d'or pur, gros et lourds. Judith se demanda comment une femme pouvait supporter de s'encombrer le cou et les bras de tels poids. Si la fausse baronne voulait exciter quelque envie ou quelque admiration de la part de Judith, elle avait manqué son coup. Ce n'était vraiment pas des bijoux de famille ! Bélise expliqua que le Baron les avait achetés pour elle grâce aux profits de l'exploitation d'immenses terres à thé au Sri Lanka qui leur avait rapporté une fortune, mais ils avaient dû quitter le pays quand les séparatistes tamouls avaient lancé des actes terroristes sur Colombo. Elle gardait de cette île du bout du monde une nostalgie non feinte. Elle évoqua avec plaisir les plateaux élevés où s'étendaient à l'infini les arbres à thé, magnifiques quand ils se couvraient de leurs fleurs blanches. Au moment des récoltes, on pouvait y voir toute une population à la fois laborieuse, et joyeuse même, qui s'égaillait sur de longues distances. Le commerce avait rapporté gros. Que devenait son île à présent, déchirée sans cesse ?
Souvent, dans la journée, l'on rencontrait dans le couloir le garçon d'étage qui lui apportait son thé, le thé doux et parfumé de Ceylan, il va sans dire, et elle aimait le déguster, à petites gorgées, les yeux fermés, pour revivre en rêve, une fois encore, les moments les plus heureux de sa vie.
Judith lui fit remarquer judicieusement qu'il était dangereux de conserver ainsi, dans un tiroir, des bijoux qui représentaient une véritable fortune, et surtout de les montrer comme elle venait de le faire à une personne qu'elle ne connaissait pas et qui pourrait être tentée de les lui dérober. Que se passerait-il s'ils disparaissaient ? Ne serait-elle pas la première soupçonnée puisqu'elle en connaissait l'existence ? Judith en était contrariée. Bélise ne s'émut pas de la mise en garde. Judith n'avait-elle pas le visage d'un ange ?
 
*
 
Monsieur Fayoum renouvelait chaque jour sa partie de plaisir à observer la petite Judith. Elle ne s'en émouvait guère, et elle aurait presque trouvé cela assez drôle si elle n'avait pas pensé à ce qui s'était passé quand sa mère avait subi les assauts d'un client concupiscent. N'allait-il pas se jeter sur elle quand elle aurait le dos tourné ? Elle le surveillait sans rien laisser paraître et elle était prête à s'enfuir s'il s'était rapproché d'elle.
« Cette histoire va me rendre paranoïaque, pensait-elle, il faut que je ne perde pas mon sang-froid. Je n'en ai plus pour bien longtemps de me donner ainsi en spectacle. Il sera bientôt bien étonné de ne plus me voir. J'en ai ma claque de ses regards. »
Monsieur Fayoum n'était pas un pervers. C'était un jouisseur qui recherchait l'extase en traquant la grâce et la beauté. Peut-être trouvait-il ici un plaisir proche de celui qu'il avait eu jadis lorsqu'il avait découvert pour la première fois les portraits de la Haute-Egypte. Il aimait se souvenir du visage de la jeune fille dont il était tombé amoureux bien qu'elle eût existé depuis plus de dix-huit siècles et il allait parfois le revoir, immuable, sur le bois encaustiqué accroché au Metropolitan Museum of Art de New York. On l'avait intitulé Le Sourire, c'était plus qu'un sourire qu'il donnait à admirer, c'était, étonnement vivante et touchante, une douceur mélancolique. Ces traits dont il rêvait souvent, il les avait retrouvés dans la fière Judith, et il ne pouvait plus se passer de la regarder et de la regarder encore.
Il aurait aimé que la jeune fille restât plus longtemps pour converser, pour lui parler de lui et pour l'entendre lui parler d'elle. Il était touché par l'application dont elle faisait preuve dans ce travail qu'il jugeait si ingrat. Comme il était dommage qu'elle dépensât sa jeunesse dans une telle tâche, alors qu'elle aurait pu, grâce à ses manières charmantes, prétendre s'épanouir dans une vie plus facile !
Mais Monsieur Fayoum était trop vieux pour faire des avances à la jeune fille, fussent-elles honnêtes et platoniques. Elles l'auraient effrayée. Le vieil homme serait apparu tel un fou lubrique et dangereux. Et il l'aurait vue s'enfuir pour ne plus revenir, alors que déjà il ne pouvait plus se passer de sa présence. Que faire pour elle, pour lui témoigner une once d'amitié ? S'il s'était risqué à lui offrir un cadeau de prix, cela eût paru suspect. Il sut intuitivement que cette enfant ne se laisserait tenter en aucune manière. Elle était trop droite, effrontée même, quand elle le regardait droit dans les yeux. Et il s'y connaissait en femmes. Il en avait connu beaucoup mais ne s'était attaché à aucune. Peut-être le regrettait-il à présent qu'il avait entamé sa vieillesse, et il se sentit seul, démesurément.
 
*
 
Judith sortit de la chambre de Monsieur Fayoum, et son coeur bondit. Elle se trouvait face à face avec Margie. Son amie venait d'arriver à l'hôtel et elle avait demandé où se trouvait Judith. Elle avait vite fait de monter à l'étage qu'on lui avait indiqué, et elle se tenait là, souriante, ravie de la surprendre. Elles se retinrent de tomber dans les bras l'une de l'autre bien qu'elles en ressentissent le vif désir. Le lieu peut-être ne s'y prêtait guère et l'amitié qui les unissait n'avait pas encore fait ses preuves. Il fallait un temps pour se découvrir, pour s'adapter l'une à l'autre. Cette retenue ne les empêcha pas d'éprouver une grande joie.
Elles étaient d'une joliesse égale, et seule leur tenue marquait leur différence. Aussi vive, aussi enjouée, aussi spontanée l'une que l'autre, on les eût prises pour les deux soeurs si Judith n'avait pas été aussi brune que Margie était blonde. Elles se donnèrent rendez-vous l'après-midi, quand Judith reprendrait sa liberté.
 
Le mois de décembre s'étant radouci, elles décidèrent d'aller se promener. Margie ne manqua pas de prêter un beau manteau fourré que Judith enfila avec un plaisir visible, acceptant avec simplicité et sans réticences les gentillesses de son amie, comme choses toutes naturelles. Elles devaient se rejoindre à l'extérieur devant la grande porte tournante que Judith n'avait jamais franchie. Le portier les remarqua et s'étonna qu'une des jeunes filles ressemblât autant à une certaine Judith qu'il connaissait. Mais ce ne pouvait pas être elle, si élégamment vêtue.
Le bonheur de se retrouver éclata librement, et les passants se retournaient sur leur passage, ravis d'entendre leurs rires joyeux. Judith vivait ce moment comme une délivrance. Aucune pensée triste n'aurait pu l'assombrir.
Elles déambulèrent le long du fleuve tranquille, se saisissant par la taille comme des amantes comblées. Elles avaient mille choses à se dire. Judith hésitait encore à se confier. Elles s'assirent un moment sur la berge à regarder filer les barges qui montaient et descendaient, glissant sur l'eau grise. Une sérénité envahit leurs coeurs qui vibraient du même accord.
Alors qu'elles jouissaient pleinement de cet instant, un vieil homme cassé s'approcha d'elles, la main tendue.
« Un p'tit sou mesdemoiselles ! »
Elles se troublèrent, balbutièrent quelques mots comme prises au dépourvu, s'interrogèrent du regard. Margie fouilla dans son sac et lui tendit un billet. Le vieillard leur sourit et se mit à trembler de plaisir puis il s'éloigna après avoir regardé longuement le billet, avec un étonnement qui traduisait qu'il n'était pas habitué à recevoir un don aussi généreux.
« Quelle tristesse de voir des gens si malheureux ! soupira Judith. Se peut-il que les hommes soient insensibles au point qu'ils supportent de voir vivre, tout près d'eux tant de pauvres gens ? C'est un fait incompréhensible. Quand on mesure les fortunes de quelques-uns qui trouvent tout naturel de dépenser sans compter et qui restent indifférents à la misère des autres, on ne peut pas comprendre. À quoi servent les discours et les promesses de ceux qui pourraient améliorer leur sort ? Ce pauvre homme est la preuve évidente que la bonté de ses semblables est loin d'avoir progressé comme il aurait fallu depuis les siècles passés. On aurait beau lui faire de grandes démonstrations pour lui prouver que la fraternité est en marche, il n'aurait qu'à montrer les conditions dans lesquelles il vit. Le monde est rempli de bêtise, d'égoïsme et de ridicule.
Je n'avais jamais pensé comme ça, répondit Margie. Je suppose que j'ai été trop protégée. À t'entendre, on aurait envie de devenir Robin des Bois. Dépouiller les uns pour venir en aide aux autres.
On aurait vite fait de te jeter en prison sans même s'émouvoir de tes arguments pour ta défense. Tu sais, je
crois que les nantis ne les voient même pas les miséreux, ou, s'ils les voient, ils les jugent comme des hommes inférieurs. « S'ils vivent comme ça, c'est qu'ils l'ont voulu, pensent-ils, ce sont des imbéciles qui ne savent pas se débrouiller. Cela ne vaut même pas la peine de faire quelque chose pour eux, demain, ils retomberaient dans leur misère. » Que pouvons-nous faire ? continua-t-elle, impuissante. Que pouvons-nous faire ? Peut-être quelque chose, quand nous serons plus grandes. Tu as fait plaisir à cet homme qui mendiait, moi, je n'avais rien à lui donner.
Tu lui as souri et je lui ai souri, c'est un beau cadeau qu'il ne reçoit sûrement pas souvent. Tu as bien vu son visage, comme s'il s'éclairait ? »
En disant cela, Margie, émue, donna un gros baiser à son amie.
« Viens, dit-elle. Allons prendre quelque chose qui nous réconforte. »
Et elles s'en allèrent s'installer dans un salon de thé pour se régaler de gros gâteaux.
 
*
Judith n'avait jamais assisté à un concert. Le jour de Noël, Margie lui fit faire la connaissance d'Anna sa mère, qui était une belle femme, douce et souriante, prête à faire n'importe quoi qui fît plaisir à sa fille. Bien qu'elle trouvât cocasse que sa petite Margie se liât avec une femme de chambre, elle était contente de la voir si joyeuse d'avoir une amie de son âge.
Les deux jeunes filles se firent belles pour la soirée. À peine si Anna remarqua que la robe de Judith avait un air de ressemblance avec une robe qu'elle avait offerte naguère à sa fille. Un taxi les amena devant l'Opéra. Judith savait d'avance qu'elle serait impressionnée, mais son imagination fut bien au-dessous de la réalité.
L'entrée somptueuse, tout illuminée, le large escalier que gravissait une foule élégante, les vestiaires où l'on alignait les riches vêtements, tous ces préliminaires la préparaient à des sensations nouvelles, et elle ressentit une nervosité qui n'échappa pas à son amie. Celle-ci lui souriait et lui expliquait les oeuvres qu'elles allaient entendre. Sa mère jouerait Chopin. Margie aimait non seulement la musique du virtuose mais aussi l'homme, le romantique à l'âme exaltée. Elle raconta la vie multiple, tourmentée et amoureuse de son compositeur préféré. Judith en fut bouleversée. Installées côte à côte, elles furent brusquement plongées dans un grand silence, et elles étaient prêtes pour le rêve.
Margie frissonna lorsqu'elle vit sa mère si belle apparaître et saluer l'auditoire. Judith aurait bien murmuré d'admiration, mais elle se tint coite et se mêla aux applaudissements. Les valses, les études, les concertos, les mazurkas se succédèrent. Judith était transportée dans un enchantement total, et elle serrait la main de son amie pour lui communiquer son émotion.
 
Lorsque Judith rentra, très tard, elle vit sa mère qui l'attendait, inquiète. C'était la première fois qu'elle sortait le soir. Emma fut étonnée de voir à quel point sa fille était enthousiaste, et elle en fut contente.
« Elle n'a pas perdu le goût de vivre, pensait-elle. Elle est forte et joyeuse. Comme je l'aime ! »
 
*
 
Judith et Margie se rencontraient tous les jours lorsque les chambres étaient faites, et leur plaisir était à chaque fois renouvelé. Elles sentaient que leur intimité se resserrait, et plus rien ne pouvait les retenir de se parler à coeur ouvert tant leur confiance l'une en l'autre s'était fortifiée. Judith se laissa aller aux confidences, elle allégea son coeur. Margie, que l'atroce révélation bouleversa, voulut en savoir davantage et interrogea Judith sur l'identité de l'homme qui avait violé sa mère. Judith n'avait pas voulu entendre le nom qu'Emma ne pouvait ignorer. À quoi cela l'avancerait-elle ? Mais les propos de Margie excitèrent sa curiosité. Si cet homme était encore en vie, on pourrait le retrouver. Peut-être serait-il possible de lui faire prendre conscience du mal qu'il avait fait ? Que craindrait-il de la justice ? Il y avait probablement prescription.
« Ecoute, Judith. Essaie de savoir et je te promets que nous le retrouverons. Mon père est avocat. Il est très renommé. Il connaît beaucoup de gens fortunés. Je suis sûre qu'il trouvera un moyen pour nous faire rencontrer cet individu, et nous réfléchirons ensemble à ce que nous pourrons faire. »
Margie s'enflammait à l'idée qu'elles allaient mener une véritable enquête. Elle était décidée à ne pas laisser Judith seule avec ses sombres pensées, qui tôt ou tard deviendraient une obsession et empoisonneraient sa vie.
« Tu ne m'as jamais parlé de ton père, fit observer Judith.
Je le vois rarement. Il est trop occupé par ses affaires. Je passe parfois quelques jours avec lui. Il se met alors en quatre pour me faire plaisir. Et puis, pendant des semaines, j'ai l'impression qu'il m'oublie. Je l'aime bien quand même, et je sais que je peux lui faire confiance. Il nous aidera. »
 
Judith hésitait à revenir sur le drame qu'avait vécu sa mère. Elle savait qu'elle allait une fois de plus réveiller cet instant douloureux du passé et elle dut se faire violence pour se décider à lui arracher le nom criminel.
 
« C'est monsieur Barnache. »
Comment pouvait-elle l'appeler « monsieur » ? Judith mesura combien elle était différente de sa mère qui, sans lutter davantage, avait lâché le mot. Et de quelle manière ! Elle eut presque honte de la formulation de la réponse, mais elle n'en fit pas la remarque car elle ne voulait pas affliger davantage la pauvre femme. Qui était ce Barnache dont Judith n'avait évidemment jamais entendu parler ? Elle ne demanda pas plus de précisions à son sujet, mais un élément indispensable devait encore lui être révélé : le prénom. Il ne s'agissait pas de faire une erreur d'homonymie. Sa mère précisa : « monsieur Hubert Barnache ». Toujours le « monsieur » qui faillit mettre Judith hors d'elle.
De retour avec Margie, elle lui livra le nom qui prenait pour elle une importance considérable à présent. Margie téléphonerait le soir même à son père pour savoir s'il le connaissait.
 
« Hubert Barnache, Hubert Barnache, Hubert Barnache... »
Judith, seule dans sa chambre se répétait le nom dont la signification était si lourde pour elle. Le prénom était assez rare, un peu précieux. Le nom était pesant. L'allitération de mauvais goût. Non vraiment, Judith n'aimait pas ce nom-là.
 
Le lendemain matin, Margie se précipita à la première heure à l'étage où évoluait Judith déjà au travail.
« Ma chérie, je n'ai pu avoir mon père que très tard dans la soirée. Je n'ai pas osé te réveiller. Je n'ai pas fermé l'oeil de la nuit. Il a entendu parler de ce Barnache qui est un financier très connu. Je ne lui ai rien dit de ton histoire mais je l'ai supplié de se renseigner à son sujet. Il m'a promis qu'il le ferait. Il a été très étonné quand je lui ai dit que je voulais savoir où il habitait, mais il ne m'a posé aucune question. Nous n'avons plus qu'à attendre. Je l'ai pressé de faire vite. Je voudrais que les choses soient réglées avant mon départ. »
Judith l'embrassa. Elle ne savait plus tout à fait si elle avait envie d'apprendre quoi que ce fût sur ce Barnache, mais elle avait enclenché quelque chose et elle ne pouvait plus reculer.
 
Monsieur Fayoum fit irruption auprès des jeunes filles qui conversaient devant la porte ouverte de sa chambre. Judith s'était étonnée de ne pas l'avoir encore vu. Il ne s'éclipsait jamais quand elle était là.
« Quelle bonne surprise ! s'exclama-t-il ravi. Deux jeunes filles aujourd'hui ! Et bien jolies ! On me gâte trop, vraiment ! »
Margie s'enfuit, choquée par l'attitude curieuse du vieux client qui les interpellait ainsi, et elle lança un regard effaré à son amie qui ne s'étonnait plus de rien. Judith commençait à s'habituer à l'attitude de son admirateur et elle continua de faire son travail avec soin. Elle allait et venait et Monsieur Fayoum se délectait.
Judith avait coutume de s'arrêter devant un papillon épinglé, accroché au mur dans son cadre, pour l'admirer un court instant. Les feux irisés de l'insecte superbe attirait son regard irrésistiblement. Ce manège, renouvelé chaque jour, n'avait pas échappé à Monsieur Fayoum. Il se leva, détacha le cadre et le tendit à Judith.
« Ma chère enfant, lui dit-il, enhardi par l'attitude résignée de la jeune fille qui semblait tout supporter de lui, permettez-moi de vous l'offrir. La beauté appelle la beauté. »
Le Morpho anaxibia du Brésil avait déployé définitivement ses ailes bleues pour qu'on pût l'admirer.
« C'est le rescapé d'une belle collection que j'avais, ma chère. Contemplez la nature dans toute sa splendeur. J'ai été autrefois chasseur de papillons et je le regrette. J'ai sacrifié ces merveilleuses créatures pour le plaisir de mes yeux, les empêchant ainsi de procréer, de se multiplier. C'est le dernier qui me reste. J'y étais sentimentalement très attaché. Il résume toute une partie de ma vie. Je ne veux plus le conserver : mon coeur se serre quand je le regarde. Prenez-le, que vous puissiez le contempler tout à loisir. Je vous le demande comme un service. Faites-moi cette faveur. Moi qui capture votre image chaque jour, ce n'est que justice. »
Judith ne put refuser tant la prière était pressante. Elle recueillit délicatement, dans ses mains ouvertes, le papillon précieux.
« J'ai considéré longtemps que certains lépidoptères étaient les représentants de la beauté parfaite. Ces insectes fabuleux gardent encore beaucoup de leurs secrets. Les Uranidés, les Danaïdés, les Psychidés, les Aegériidés, les Saturnidés, les Sphyngidés, les Hespériidés, les Morphidés dont voilà un spécimen, et j'arrête ici mon énumération, que vous voudrez bien me pardonner, tous m'ont transporté longtemps dans un monde de divinités enchanteresses. Celui que je vous donne, une belle prise de ma jeunesse, me rappelle le temps de mes vagabondages. Vladimir Nabokov était à mes côtés ce jour-là. Nous sommes devenus amis, unis par la même passion. Je me souviens qu'il m'avait donné à lire sa Lolita. Je ne peux m'empêcher de penser à elle quand je pense à vous. »
Judith remarqua qu'il se trompait fort, et qu'elle était bien loin de ressembler à Lolita en âge et en raison. Peut-être était-ce un fantasme qu'il avait, quand il la contemplait, charmante et gracile.
Monsieur Fayoum aurait bien voulu lui raconter les pérégrinations aventureuses qui avaient jalonné sa vie, mais déjà, Judith faisait rouler son petit chariot de ménage pour passer dans la chambre voisine.
 
*
Le lendemain, Margie confiait à son amie les renseignements qu'elle avait recueillis sur Hubert Barnache. Il habitait un hôtel particulier sur la Côte d'azur, et il avait un fils d'une vingtaine d'années qui venait de mettre sur pied une petite affaire d'activités sportives qui battait son plein dès le printemps sur la plage. Il ne restait aux jeunes filles qu'à échafauder un plan pour en savoir plus. Sans doute ne leur serait-il pas difficile de rencontrer ce jeune homme.
« Tu t'imagines Judith, tu as un frère.
Un frère de sang, non pas de coeur. Un frère inconnu, non pas un frère que j'aime. Est-ce un frère vraiment ? »
 
*
 
Le temps approchait où Margie devrait quitter Paris pour d'autres horizons. Les deux amies avaient le coeur serré. Elles savaient que rien ne pourrait délier le sentiment si fort qui les unissait, et que l'absence, loin de les séparer, les rapprocheraient davantage.
Ce plaisir qu'elles avaient de communiquer chaque soir, de se raconter chaque détail de leur vie, les faisait se chérir à tel point que tous les instants de la journée tendaient vers le moment où elles déverseraient leurs émotions, sans retenue, sans calculs, sans pudeur aucune.
Qui a jamais rêvé d'une amitié indéfectible au temps de son adolescence où se mêlent l'affection profonde, la tendresse, la confiance et l'amour ? Ce sentiment si pur, si généreux, Judith et Margie avaient l'heur de le vivre. Comment l'expliquer ? On pourrait dire qu'elles avaient aspiré au même moment à rencontrer l'âme soeur, on pourrait dire que leurs coeurs vides et solitaires cherchaient à être comblés, on pourrait dire qu'elles avaient le même désir d'amour, on pourrait dire d'autres évidences. Parce que c'était lui, parce que c'était moi, avait écrit l'auteur des Essais lorsqu'il songeait à Etienne de La Boétie. Parce que c'était Judith, parce que c'était Margie.
Je remarque, cher lecteur ton air narquois à la vue de ce mot facile. Peux-tu donc en trouver un plus près de la réalité pour décrire une amitié si belle ?
 
*
 
Des semaines passèrent, trop longues à leur goût, pendant lesquelles elles élaborèrent une stratégie pour rencontrer le jeune Barnache. Il ne leur serait pas difficile de le trouver. Les vacances de Pâques devraient être organisées en ce sens. Il faudrait simplement que la maman de Margie acceptât d'inviter Judith pour un séjour sur la Côte d'Azur. Les jeunes filles se faisaient une joie de rêver à ce projet, une joie mêlée de crainte.
Pour l'heure, il leur fallait penser à leurs études. Elles s'encouragèrent l'une l'autre pour les réussir. Elles s'aidèrent à travailler en échangeant leurs cours. Elles lurent beaucoup. L'émulation les fit progresser et leurs têtes bouillonnantes éprouvèrent un plaisir fou à disserter sans fin sur les idées nouvelles qu'elles découvraient. Elles avaient abandonné les courriels trop laborieux et trop lents, pour communiquer au téléphone, Judith ayant reçu de sa mère un portable, fabuleux cadeau de Noël. Margie prenait l'initiative d'appeler. Et elles auraient bien conversé des nuits entières si Emma n'avait pas sévi.
Elles avaient conçu le dessein d'aller à l'université ensemble et il ne s'agissait pas que l'une d'elles échouât son bac l'année suivante. Elles se voyaient déjà colocataires d'un petit appartement près de l'université qu'elles n'avaient pas encore choisie. Et elle se réjouissaient à la pensée qu'elles ne se quitteraient plus.
 
*
 
Le printemps était arrivé, enfin. Dès le début des vacances scolaires, Judith prit le train qui allait l'emmener à Cannes. C'était son premier voyage. Quand elle descendit sur le quai, Margie l'attendait avec sa mère. Ce furent des embrassades sans fin.
Qui n'a jamais vu la Côte d'Azur au printemps ne peut pas imaginer sa beauté due à la profusion extraordinaire de la végétation en pleine floraison. Ajoutez à cela le chic des constructions, sans oublier la mer, la mer... (les qualificatifs qui l'ont décrite sont épuisés), la mer que Judith ne connaissait pas. Et le ciel et sa lumière et l'air marin, Judith s'enivrait de tout. Cela, avec la joie d'avoir retrouvé son amie, et la sensation délicieuse d'être en vacances. On peut avec peine imaginer ce que ressentait Judith : un bonheur d'une incommensurable intensité.
Elles s'installèrent dans un petit appartement avec vue sur l'immensité. Margie était ravie que sa mère et Judith fissent plus amplement connaissance. Elle était tellement fière de son amie.
Le temps était magnifique. La brise encore un peu fraîche n'empêchait en rien les vacanciers d'inonder la plage, et les plus courageux se baignaient en hélant leurs congénères, ceux qui restaient immobiles, buvant le soleil, le derrière bien calé sur le sable, ou ceux qui s'adonnaient à des jeux divers.
Les deux jeunes filles savaient où l'on pourrait trouver le jeune Barnache. Elles s'installèrent sur la plage privée, voisine de l'endroit où était installé le matériel destiné au plaisir des sportifs de tous bords. Elles repérèrent tout de suite les deux garçons qui semblaient être les maîtres du lieu. Ils distribuaient l'équipement demandé, donnaient les instructions nécessaires, aidaient parfois à traîner jusqu'à l'eau les objets lourds et encombrants. Ils proposaient de faire de la planche à voile, du jet-ski, du sky-surf... On les entendait s'interpeller : “Arnaud ! ” “ Édouard !”
« Je parie pour Édouard, dit Margie en souriant.
Je ne parie pour personne, lui répondit Judith trop impliquée, trop surexcitée pour s'amuser à des conjectures stériles.
Ils sont beaux tous les deux. On ne se lasse pas de les voir. Qu'en penses-tu ? Difficile de dire si l'un d'eux te ressemble. Deux bruns, bien faits de leur personne. Nous ne sommes pas mal non plus. Je suis bien sûre que nous n'aurons aucune peine à les faire s'intéresser à nous.
Jusqu'à quel point ? La seule chose que je veux, c'est de découvrir à quelle sorte de garçon nous aurons affaire, s'il est aimable, s'il est gentil.
Et tu lui diras qui tu es ? interrogea Margie.
Jamais ! Tu entends. Jamais ! Promets-moi que toi non plus tu ne lui diras rien.
Promis ! lança Margie. Juré ! »
 
Il fallut bien peu de temps aux deux jeunes gens pour remarquer Judith et Margie qui les observaient. Ils furent flattés d'être leur point de mire, elles ne s'en cachaient pas. Ils devinèrent qu'elles recherchaient leur compagnie à rester ainsi des heures durant jusqu'à ce que le soir tombât. Délivrés de leur occupation professionnelle, ils se crurent autorisés sans préambule à s'installer auprès d'elles et à engager la conversation. On se lie vite sur une plage.
Ils eurent bientôt compris que les deux jeunes filles n'avaient rien des filles légères qui les aguichaient d'ordinaire et cette situation leur plut. Ils les invitèrent à passer la soirée ensemble. Elles durent téléphoner pour avoir la permission de minuit. Ils s'amusaient de les voir si jeunes et si dociles. Et ils étaient séduits par leur charme puéril et leur vivacité.
Quand elles rentrèrent à l'heure dite, Édouard était tombé fou amoureux de Judith. Il se retint de se laisser deviner, peut-être était-ce à cause d'une certaine distance qu'elle essayait de garder entre eux, et d'une réserve pudique qu'il ne rencontrait jamais chez les jeunes filles qu'il fréquentait.
 
« Tu vois, j'avais bien deviné. C'était Édouard. Édouard Barnache. Ce n'est pas très heureux ! On fera avec. Il ne m'a pas déplu, et à toi ? »
La litote était évidente. Il n'avait pas échappé à Judith que Margie recherchait sa compagnie plus que celle d'Arnaud qui était plus discret, plus effacé peut-être.
Les deux jeunes gens s'étaient associés dans leur entreprise. Leurs parents leur avaient octroyé l'argent nécessaire pour s'installer et ils leur avaient donné carte blanche. C'était la deuxième année qu'ils travaillaient ainsi et leur affaire marchait bien. Ils étaient dynamiques, optimistes et contents d'eux.
 
Au fil des jours, l'attachement qu'Édouard ressentit pour Judith se renforça et il ne comprit pas la réticence que la jeune fille avait, lorsqu'il s'approchait trop près d'elle jusqu'au point de l'effleurer, même du bout des doigts. Le grand privilège de la jeunesse est de prendre, sans y voir aucun mal, des libertés bien innocentes : on s'embrasse sur les joues avant même de bien se connaître, on se prend par le bras ou même par le cou, on se fait mille cajoleries qui ne sont que l'effet de la camaraderie que l'on se porte, sans arrière-pensée aucune. Mais les deux jeunes filles n'étaient pas habituées à des démonstrations aussi libres et elles se tenaient sur leurs gardes. Elles donnaient à chaque effleurement une signification qu'il n'avait pas.
 
*
Une fois, les jeunes gens les raccompagnèrent à pied à leur appartement alors que la nuit était déjà tombée. La rue, déserte, était éclairée par des lampadaires, et leur lumière jetait sur la chaussée les quatre ombres côte à côte qui s'étiraient et se raccourcissaient alternativement au fur et à mesure que les lampadaires se laissaient dépasser. Édouard et Judith étaient proches et leurs mains se balançaient au rythme de leurs pas. Leurs regards ne pouvaient se détacher de l'ombre de leurs silhouettes couchées l'une près de l'autre et soudain, sans que Judith pût s'en défendre, Édouard se saisit de sa main. L'ombre du geste intempestif, projeté sous la lumière, fut remarqué par les deux autres.
Judith en ressentit une émotion très vive qui lui fit battre le coeur, et le vertige qui s'empara d'elle l'eût fait chanceler si elle ne s'était ressaisie en mobilisant toutes ses forces. La douceur et la chaleur de cette main fit sourdre une sensation ineffable encore inconnue d'elle. N'eût été le lien fraternel qui la liait à ce jeune homme si aimable, elle en aurait été bouleversée au point qu'elle n'eût pas résisté à l'élan amoureux qui serait né de ce geste impromptu.
Rien n'avait échappé à Margie qui se surprit à éprouver une vive amertume. Mais que pouvait-elle craindre de Judith ? Le fait que c'était elle qu'Édouard avait choisie alors qu'elle-même avait déployé toute son énergie pour lui plaire, la plongea dans un état de dépression brutale. Elle retint ses larmes et se domina pendant les au revoir.
Ses pensées la tourmentaient, mais elle aimait trop Judith pour laisser abîmer leur amitié par l'aigreur de la jalousie. Elle était prête à tout tenter pour conquérir Édouard, elle avait encore toutes ses chances puisqu'elle savait que Judith le repousserait. Il n'était pas dans sa nature d'abandonner les objectifs qu'elle se fixait.
 
*
 
« J'en sais assez, commença Judith. J'en sais assez sur les Barnache. Édouard est trop gentil pour que je fasse quoi que ce soit contre son père. Son père, je n'ai pas envie de le connaître. »
Les deux jeunes filles étaient rentrées, et comme chaque soir avant de s'endormir elles échangeaient leurs impressions sur la journée qui s'était écoulée. Elles étaient couchées tout près l'une de l'autre dans des lits jumeaux rapprochés et parlaient à voix basse pour ne pas réveiller Anna qui se reposait depuis longtemps déjà.
Judith continua :
« Il ne nous reste que quatre jours avant de rentrer. Cette triste histoire ne me hantera plus. J'ai vu ce que je voulais voir. Je suis satisfaite. Je n'aurai pas de merci assez grand pour ta mère qui m'a permis de vivre cela.
Comment ! s'exclama Margie, tu veux définitivement couper les ponts avec eux ?
C'est mieux comme ça. Ils nous oublieront. Peut-être même qu'après notre départ, ils ne nous appelleront pas. Loin des yeux, loin du coeur. Ils ont tellement d'occasions de rencontrer de jolies filles. On ne leur manquera pas, j'en suis sûre !
Mais je ne le veux pas ! protesta Margie qui ne s'attendait pas à cela. Je veux continuer à avoir des relations avec eux ! Ils sont devenus mes amis et je ne les lâcherai pas. Je t'en prie ne m'abandonne pas. Je ne veux pas rester toute seule dans cette histoire. »
En cet instant où l'émotion la submergeait, Margie réagissait en enfant gâtée qu'elle était. N'ayant pas l'habitude d'être contredite, elle supportait mal d'être contrariée.
Judith sentit que Margie était bouleversée par cette décision et comme elle ne voulait pas lui faire de peine, elle lui promit de revoir son point de vue. Elles en reparleraient le lendemain.
 
*
 
Judith était très embarrassée par la tournure que les événements avaient prise. Cesser de fréquenter les jeunes gens aurait été la meilleure solution, mais elle hésitait quand elle voyait le déplaisir de Margie. Il lui sembla qu'elle ferait mieux de s'ouvrir à Édouard en lui disant tout simplement qu'elle n'était pas amoureuse de lui. Mais en faisant cela, elle supposait que leur relation avec les garçons en serait affectée. Arnaud n'ayant aucune attache ne les retiendrait pas. Édouard, dépité, leur tournerait le dos. Et Judith pensa que Margie lui en voudrait d'avoir précipité les choses. Peut-être le problème se résoudrait-il de lui-même lorsqu'elles partiraient : l'éloignement ferait son oeuvre. Elles ne reviendraient pas pour les grandes vacances comme Édouard les avait supplié de le faire, et Margie aurait d'autres projets en tête. Judith s'endormit sans se tourmenter davantage.
Mais il en fut autrement pour Margie qui, se sentant pressée par le temps, voulait trouver une solution rapide et efficace qui lui permettrait de conquérir Édouard, ou tout au moins qui lui ferait changer son sentiment vis à vis de Judith. La décision qu'elle mit au point dans sa tête fut incroyable. Incroyable pour elle, mais c'était l'ultime solution. Elle parlerait à Édouard.
 
*
Lorsque Édouard apprit de la bouche de Margie le crime horrible que son père avait perpétré et que Judith était sa demi-soeur, il en fut atterré. Il repoussa Margie sans ménagement. Il voulait être seul.
Une multitude de pensées l'assaillirent. Comment une telle chose avait-elle pu arriver ? Il aimait et estimait son père. Il l'admirait. Il le respectait. Le monde s'effondrait brusquement autour de lui. Margie n'avait-elle pas tout inventé pour qu'il cessât d'aimer Judith ? Comment aurait-elle pu inventer pareille horreur ? Elle lui avait demandé de n'en rien dire à Judith, que c'était son secret. Son secret ? Margie la trahissait donc ? Elles avaient tout manigancé pour le rencontrer. Judith allait peut-être vouloir parler à son père !
Édouard fut pris de panique. Que pouvait-il faire pour le protéger, et pour se protéger lui-même ? Tout s'éclairait quand il pensait à Judith. Son regard clair, si droit quand elle le regardait dans les yeux, son attitude simple, sans affectation, l'absence de coquetterie que les jeunes filles mettent d'ordinaire dans leur voix et dans leurs gestes pour séduire, et qui leur ôte toute grâce, cette réserve qu'elle avait avec ses airs de ne pas y toucher. Ah ! Comme elle était futée ! Ah ! Elle l'avait bien eu ! Quel imbécile il était ! Quelle hypocrisie ! Comme elle s'était bien laissée prendre par la main ! Qu'attendait-elle de lui ? Et pourquoi était-elle ici ? Qu'est-ce qui l'empêchait de parler ? Et soudain, comme un éclair une idée misérable lui traversa l'esprit : c'est à l'argent de mon père qu'elle en veut ! Si elle est vraiment sa fille, si elle peut le prouver, elle n'aura aucun mal à devenir l'héritière de mon père. Il ne sait pas seulement qu'elle existe ! Devoir partager les biens qui doivent me revenir ! Jamais ! Non, je ne le supporterai pas ! Elle va se présenter à lui, le menacer peut-être, remuer tout un passé. Il n'a pas besoin de ça, lui qui est si malade. Il faut que je fasse quelque chose.
 
*
 
Le lendemain, la journée s'annonçait belle. Les deux jeunes filles se rendirent à la plage comme de coutume.
« Il me reste si peu de jours à profiter de la mer, soupira Judith.
Nous reviendrons, nous reviendrons, murmura Margie, autant de fois qu'il nous plaira.
Judith la regarda avec un sourire plein de gentillesse.
Elle est malheureuse, pensait-elle. C'est le destin qui veut qu'Édouard ait un penchant pour moi. Comme il a mal choisi ! Il aurait été si simple qu'il tombe amoureux de Margie. Mais voilà, c'est ainsi. »
 
« Judith ! Margie ! Hou ! Hou ! » cria Édouard du plus loin qu'il le pouvait.
Elles agitèrent la main pour lui dire bonjour. Il avait l'air joyeux. Margie pensa qu'il avait surmonté les tourments qui n'avaient pas dû manquer de l'accabler. Elle craignait cependant qu'Édouard demandât des explications à Judith, bien qu'elle l'eût prié de se taire à ce sujet : il était trop tôt, Judith n'était pas prête, elle voulait mieux le connaître, elle hésitait à raconter cette histoire, trop de souffrance s'y rattachait, peut-être même n'en dirait-elle jamais rien, tels étaient les arguments que Margie avait développés pour qu'Édouard comprît qu'il était trop difficile à Judith de se confier si vite à lui. Peut-être laisserait-il les choses aller leur chemin. Peut-être s'appliquerait-il lui aussi à connaître Judith davantage. Le ton joyeux qu'Édouard avait eu en les appelant augurait que les espoirs de Margie ne seraient pas déçus et elle s'était mise à rêver que pour elle, tout était possible.
Lorsqu'il fut près d'elles, il leur fit une proposition qu'elles accueillirent avec joie.
« J'ai pris ma journée, expliqua-t-il. Je laisse Arnaud s'occuper de tout. Je vous emmène en excursion. Mon voilier est prêt. Je vous ai même préparé un pique-nique dont vous me direz des nouvelles, nous le dégusterons en pleine mer.
Je ne suis jamais montée en bateau, dit Judith à la fois anxieuse et excitée. Aurai-je le pied marin ?
Ne t'inquiète pas ma petite Judith, dit Édouard toujours prévenant, ça va bien se passer.
Je ne sais pas très bien nager.
Je te repêcherai s'il le faut, dit Margie en riant. Je sens que ça va être top. Merci Édouard ! »
 
Ils embarquèrent. Édouard évoluait sur le bateau avec une agilité et une dextérité qui forçaient l'admiration des deux jeunes filles. Elles étaient trop heureuses de goûter à des sensations nouvelles et elles se laissaient bercer avec volupté au fil de l'eau. Le voilier, bien mené, fendait les flots, et bientôt le rivage qu'ils avaient quitté se profila dans le lointain.
« Ne nous éloignons pas trop, demanda Judith, je n'ai pas l'habitude.
Sois sans crainte, nous reviendrons aussi vite que nous sommes partis, lui dit Édouard d'un ton rassurant. »
Des heures s'écoulèrent, fugaces et délicieuses. On bavarda, on rit, on se dora au soleil, on goûta au repas exquis.
Au moment où Margie semblait s'être endormie profondément sous la brise qui, sans crier gare, allait grossir bientôt en un vent menaçant, Édouard fit un signe discret à Judith pour qu'elle le rejoignît. Elle s'avança près de lui en lui jetant un regard interrogateur, craignant qu'il voulût se livrer aux assauts de sa tendresse. Mais il fit brusquement une manoeuvre que Judith ne pouvait prévoir ; l'espar horizontal auquel était enverguée la voile fit un demi-tour d'une rapidité telle que Judith dut se jeter sur le côté pour ne pas le recevoir en pleine tête. Figée de peur, elle regarda Édouard qui n'avait fait aucun geste pour réorienter le bôme et lui venir en aide. Elle vit dans ses yeux une flamme qui lui fit saisir ses intentions avec horreur.
« Tu veux me tuer ! »
Il se jeta sur elle et la traîna pour la jeter par dessus bord. Elle hurla. Margie, réveillée en sursaut, était accourue. Alors qu'Édouard se penchait pour soulever Judith qui se débattait, Margie s'interposa et le poussa par derrière. Surpris par l'attaque qu'il n'avait pas vue venir, il ne put s'agripper à rien, lâcha prise et bascula. Son corps fit un claquement sur la surface de l'eau.
C'était un nageur hors pair, mais le rivage était trop loin pour qu'il pût le rejoindre. Il cria qu'elles lui vinssent en aide mais le voilier continuait à filer à grande vitesse, abandonné au gré du vent. Les deux jeunes filles, incapables de réagir, virent s'éloigner d'elles le jeune homme qui faisait des signes désespérés. Et bientôt elles se retrouvèrent seules au milieu de la mer hostile, ballottées, terrorisées. Un coup de vent força sur le mât qui se brisa et s'abattit de côté. Le bateau tanguait moins. Blotties l'une contre l'autre, paralysées, elles roulaient dans leur tête de terribles pensées.
« Pardonne-moi, pardonne-moi, ne cessait de répéter Margie. Je t'ai trahie, pardonne-moi. »
 
 
Le soir commençait à tomber. Arnaud s'inquiéta de ne pas voir revenir ses amis. Il s'était étonné qu'Édouard fût sorti après avoir entendu une météo qui n'annonçait rien de bon. Il donna l'alerte. Des hélicoptères partirent sur le champ. Après plusieurs heures, ils revinrent. La nuit noire ne leur permettait plus de continuer leur recherche. Ils la reprendraient dès l'aurore.
 
Les jeunes filles avaient trouvé des couvertures et de quoi se sustenter dans les réserves de survie. Judith s'inquiétait pour Margie qui ne cessait de trembler de tout son corps et commençait à prononcer des paroles incohérentes. Elle lui parlait pour la réconforter. N'avait-elle pas la vie sauve grâce à la présence d'esprit dont son amie avait fait preuve ? On allait les chercher, il ne fallait pas s'inquiéter trop, le vent s'était calmé, elles n'auraient plus que quelques heures à attendre. Ces bonnes paroles eurent un effet salutaire sur Margie qui se calma peu à peu et finit par s'endormir dans les bras de Judith. Mais Judith n'était pas du tout rassurée. Elle avait fait un effort sur elle-même pour apaiser son amie. Mais qui lui viendrait en aide ? La sérénité du ciel constellé adoucit son angoisse. Elle se mit à prier de toutes ses forces. Pour Édouard aussi, qui devait se débattre encore et perdre espoir. Elle veilla sur Margie toute la nuit.
 
« Regarde ! Regarde ! »
Margie sortit d'un sommeil profond et vit Judith qui s'agitait et mettait les bras en croix.
« Au secours ! Nous sommes là ! l'entendit-elle crier, » comme si le vrombissement de l'hélicoptère n'eût pas couvert sa voix.
Elles étaient sauvées.
 
*
Lorsque l'hélicoptère atterrit, les deux jeunes filles furent étonnées de voir autant de journalistes qui les attendaient. La police était là aussi. Anna se détacha de la foule pour courir au-devant d'elles, et quand elle les eut atteintes, elle les prit dans ses bras. Elles pleuraient toutes les trois sans rien dire. Elles furent vite entourées. On les protégea. On les emmena à l'hôpital pour examiner les rescapées. La police les pressa de questions.
Le père de Margie, bouleversé, était venu. Et Margie en reçut un grand réconfort.
Il fallait expliquer l'accident.
C'était simple. Édouard était tombé, le bateau allait trop vite pour qu'il pût le rejoindre, et comme les deux jeunes filles étaient ignorantes sur la façon de le piloter, elles n'avaient rien pu entreprendre pour sauver leur ami, et elles s'étaient laissé aller à la dérive. Elles n'avaient pu prévenir personne, leurs portables étant muets. Les contusions que Judith avait sur le dos et les bras étaient dues au heurt du mat qui s'était effondré. Tout semblait clair et limpide.
 
Judith téléphona à sa mère pour tout lui raconter avant qu'elle ne l'apprît par la presse ou la télévision qui avait filmé leur arrivée. L'événement était d'importance car Hubert Barnache était très connu et peut-être y aurait-il des retombées financières dans les affaires où il faisait la pluie et le beau temps. On désespéra plusieurs jours de retrouver le corps. On arriva à la conclusion que le pauvre jeune homme s'était noyé.
Une messe fut célébrée à sa mémoire.
 
*
 
Judith, Margie et Anna y assistèrent. Arnaud était effondré par la perte de son ami. Un vieux monsieur éploré arriva en chaise roulante. On murmura que c'était le père du défunt. S'il avait perdu beaucoup de ses facultés physiques depuis quelques temps, il continuait à mener tambour battant ses affaires, mais qu'adviendrait-il de lui alors qu'il se retrouvait seul, alors qu'il venait de perdre l'être unique qu'il chérissait ?
Judith ne put s'empêcher d'avoir pitié de cet homme dont la vie venait de basculer et elle en oublia la haine qui aurait pu la faire se dresser contre lui. C'était comme si le destin eût décidé de la punition.
 
*
 
Quand l'enquête policière fut terminée, quelques jours après la célébration funèbre, à défaut de funérailles, il fallut quitter Cannes pour reprendre la vie normale. Judith rentra à l'hôtel et sa mère lui montra les journaux qui racontaient par le menu les péripéties épouvantables que les deux amies avaient vécues. On pouvait y lire bien peu de phrases qui traduisaient la moindre compassion pour elles, la part belle était faite aux Barnache, aussi bien au fils qu'au père. Il fut ainsi révélé à Emma beaucoup de choses que sa fille ne lui avait pas dites quand elle était partie, mais elle lui pardonna vite car elle comprit que Judith voulait la protéger, et elle eut un sentiment de grande tristesse à la pensée de la disparition du jeune homme, dont Judith ne lui avait pas expliqué les causes exactes.
 
*
 
« Avez vous lu, avez-vous lu ce qui est arrivé à Judith ? »
Madame Niquelle, telle une tempête déchaînée, fit irruption dans le bureau de Monsieur Échèque. Monsieur Échèque n'essaya même pas de la calmer. Il se contenta de hocher la tête. Madame Niquelle, hors d'elle, continua :
« Que faisait Judith avec le petit Barnache ? Cela ne peut pas être un hasard ! Elle l'a tué. Cela ne fait aucun doute. Elle s'est vengée du père.
Calmez-vous Niquelle, vous ne savez rien. Et cela ne vous concerne pas.
Comment ? Mais je vais de ce pas à la police pour lui apporter des éléments nouveaux.
Vous ne ferez rien.
C'est vous qui m'en empêcherez ?
Je ne peux rien vous empêcher de faire, mais je vous avertis : si vous éclaboussez l'hôtel de quelque manière que ce soit, vous pourrez lui dire adieu.
Je ne dirai qu'une chose : la vérité. Vous ne pensez pas que cette petite... cette petite... va s'en tirer comme ça ? Je comprends son manège : elle vise l'héritage de Barnache.
Vous délirez, ma parole. Elle n'a rien dit à Barnache, j'en suis sûr. La preuve, c'est qu'elle est revenue ici, comme si de rien n'était. Il va falloir vous calmer ma fille. À votre âge, on ne retrouve pas si facilement un emploi.
Vous ne me parliez pas sur ce ton quand vous me demandiez d'écarter les jambes ! »
Échèque se leva, ouvrit la porte et lui intima l'ordre de sortir.
« Pouah, fit-elle en s'éloignant. »
Le directeur ne craignait pas qu'elle pût révéler quoi que ce fût après la menace qu'il lui avait faite. Elle aimait trop la position qu'elle avait où elle pouvait donner libre cours à ses sautes d'humeur, et ses ordres arbitraires lui faisaient éprouver une jouissance sans fin.
« Elle me tient maintenant plus que jamais, marmotta-t-il, je vais être obligé de la garder jusqu'à la fin de ses jours. Quelle vieille peau ! »
Et il vaqua à ses affaires courantes, sans s'inquiéter davantage.
 
*
Mademoiselle,
J'ai l'honneur de vous apprendre que vous êtes l'héritière de Monsieur Hubert Barnache qui vient de décéder. Afin que je puisse vous donner tous les renseignements nécessaires et que la succession puisse être liquidée, je vous prie de bien vouloir vous rendre à mon étude lundi prochain 27 avril.
Je vous prie de croire, Mademoiselle à mes sentiments dévoués.
Maître Pataÿ, notaire.
 
Judith dut lire la lettre plusieurs fois pour comprendre ce qu'elle contenait. C'était trop incroyable. Sa mère s'impatientait de savoir. Elle n'avait pas eu l'indiscrétion d'ouvrir l'enveloppe puisqu'elle était adressée à sa fille, mais elle s'étonnait de voir Judith la lire et la relire avec effroi.
« Que se passe-t-il mon enfant, est-ce grave ? »
Judith lui tendit la lettre.
« Ce n'est pas possible ! Qu'est-ce que cela veut dire ? murmura-t-elle aussi atterrée que sa fille. Il n'y a pas d'autre explication ? »
 
Une semaine plus tard, elles sonnaient à la porte de Maître Pataÿ. Il les fit s'installer dans son grand bureau avec beaucoup de solennité. Le testament les attendait, tout prêt à être ouvert. On l'ouvrit. Judith et sa mère étaient prêtes à en entendre la lecture avec la fébrilité des héritiers qui ne connaissent pas à l'avance son contenu : les dernières volontés du défunt.
 
Je, soussigné, Hubert Barnache, etc. suivaient les détails indispensables qui font l'authenticité du testament, désigne comme unique héritière Mademoiselle Judith dont je ne connais pas le patronyme. Elle a pour amie Mademoiselle Margie, etc.
Je confie à Maître Pataÿ la recherche de cette jeune fille que connaît Arnaud Pylado, l'ami de mon fils.
 
On devinait que le testament avait été rédigé dans l'urgence, mais le notaire avait bien fait son travail.
« Voici une lettre pour vous qu'il m'a confiée, ajouta le notaire en la tendant à Judith.
Permettez-moi de la lire tout de suite s'il vous plaît, demanda Judith.
Je vous en prie. »
Judith la lut en silence. Sa mère, incommodée par la situation qui était au-dessus de ses forces crut qu'elle était sur le point de s'évanouir. Elle se persuada que, si elle pouvait arriver à maîtriser sa respiration en la rendant aussi régulière que possible, elle pourrait tenir bon. Toute son attention se porta sur cet exercice difficile.
« Maître, puis-je vous prier de prendre connaissance de cette lettre vous aussi ? »
Interloqué, le notaire ne posa pas de questions et se mit à lire consciencieusement.
 
Judith accepta l'héritage. Il y eut de nombreux feuillets à signer.
Elles repartirent très dignes. Judith était riche.
 
La jeune fille décida qu'elles prendraient une collation à la terrasse d'un café chic. Il faisait doux. La lumière traversait l'air d'une transparence éblouissante et jetait sur le décor alentour les couleurs vives du printemps. Emma respira profondément et se débarrassa de l'oppression douloureuse qu'elle avait si vaillamment vaincue dans le cabinet notarial. Elles avaient du temps à tuer avant de prendre le train du retour. Emma se laissa guider par Judith qui prenait depuis peu, vis à vis de sa mère, une attitude toute maternelle, comme si leurs rôles s'inversaient. Elle était impatiente de connaître le contenu de la lettre.
Quand elles se furent installées, et qu'elles eurent commandé des mignardises auxquelles elles n'avaient jamais encore goûté, Judith lui tendit la lettre.
 
Mademoiselle,
Nous ne nous connaissons pas, mais j'ai beaucoup entendu parler de vous. Mon fils, que je chérissais plus que tout au monde, m'a appris il y a peu qu'il était très amoureux de vous. Il m'a décrit les qualités de coeur que vous possédez et m'a affirmé qu'il n'aurait de cesse d'employer tous les moyens possibles et honorables pour vous convaincre de devenir sa femme. Je sais, vous êtes très jeune. Il l'était aussi. Mais je ne veux pas douter que vous êtes une jeune fille attachante pourvue des traits que m'a dépeints Édouard avec tant de passion. Pardon, je tremble en écrivant son nom. J'espère que vous garderez quelque chose de lui au fond de votre coeur. Je vous souhaite d'être heureuse.
Hubert Barnache.
 
Elles se mirent à pleurer, de tristesse, et de joie.
L'image du monstre criminel qu'elles avaient formée et qui ne cessait de les tourmenter se transformait en un mélange indéfinissable d'horreur et de sensibilité dont la compatibilité demeurait un mystère. Il avait été un homme en somme, dans toute la complexité qui compose l'être humain. Elles ne pourraient plus jamais penser à lui de la même façon. Il s'était comme racheté à leurs yeux.
Emma se sentit en un seul instant lavée de tout outrage. Elle vécut ce coup du sort comme une rédemption.
 
*
Elles firent des projets qui changeraient leur vie. Fini, le dur labeur de femme de chambre pour Emma. Fini, le logement trop petit. Finie, l'angoisse des fins de mois difficiles. Finis, les humiliations et les regards pleins de dédain. Emma eut honte d'être si heureuse. Judith prit la chose comme une conclusion équitable. Son coeur se gonfla d'une envie irrésistible d'être bonne envers les autres.
 
Avant de quitter l'hôtel, elle alla rendre visite à Monsieur Fayoum qu'elle n'avait plus vu depuis plusieurs mois. Elle frappa à sa porte quand elle se fut assurée qu'il était dans sa chambre. Le regard qu'il lui lança ne laissait aucun doute. Il lui sourit et ne put se retenir de lui baiser les mains en les effleurant avec beaucoup de tact.
« Mademoiselle Judith ! Vous ne pouvez vous imaginer la joie que vous me faites en venant ainsi me voir. J'étais si triste de vous avoir perdue. Je vous ai cherchée partout. Monsieur Échèque m'a dit que vous ne travailliez à l'hôtel que quelques jours. Et puis j'ai vu votre photo dans le journal et j'ai lu l'horrible histoire qui vous est arrivée. J'ai espéré de tout mon coeur que vous sortiriez de ce drame sans trop de dommages. Et je vous vois. Vous êtes là. Vous avez abandonné votre tenue de travail. Comme vous êtes élégante ! On dirait bien que vous n'êtes plus une petite fille. Pardonnez-moi de vous parler ainsi, c'est l'émotion.
Je vous remercie monsieur. Je vais très bien et je regrette de ne pas vous avoir dit au revoir. Je savais que cela vous ferait de la peine que je disparaisse ainsi. Je suis venue aujourd'hui pour m'excuser de cette façon que j'ai eue de m'éloigner de vous, alors que vous avez été si aimable avec moi. Je garderai toujours votre merveilleux papillon pour me souvenir de vous  »
Le vieil homme, autrefois bourlingueur invétéré, truand notoire et financier inflexible, essuya une larme furtive.
« Merci, murmura-t-il. Adieu. »
 
Il fallait aussi que Judith fit ses adieux à la baronne qui lui avait fait de si émouvantes confidences. Bélise lui ouvrit les bras et la serra longtemps contre son coeur.
« Vous êtes la seule en ce monde qui m'ait prodigué quelque amitié, qui m'ait écoutée avec attention, et qui ait ressenti à quel point j'étais démunie dans la vie en me débattant dans la solitude. Les gens ont plutôt envie de se moquer en m'écoutant. Je le sens. Je le vois. Je les entends ricaner dans mon dos. Comme je suis triste de ne plus vous voir ! Savez-vous que je dois quitter l'hôtel ? Je suis ruinée. Cela s'est passé trop vite. J'ai bien peur d'avoir été trompée, d'avoir été escroquée. Je n'ai pas le courage de me défendre. Que vais-je devenir ? Où aller ? Coucher sous les ponts peut-être ! Je peux à peine y croire. Je prendrais bien n'importe quel travail. Et à mon âge ! Je ne sais rien faire. Ma vie a été inutile. Je n'ai même pas conservé un seul ami. »
Judith fut prise de compassion.
« J'aurais bien quelque chose à vous proposer, Madame Bélise. »
Bélise la regarda, les yeux ronds.
« Si vous vouliez vivre avec ma mère et moi. Vous pourriez aider aux soins du ménage. Maman vous apprendrait, dit Judith en riant. Vous seriez à bonne école !
Comme vous me rendez heureuse !
Des larmes de joie inondèrent son visage.
Elle ajouta :« Appelez-moi Bélise. »
 
*
 
La nouvelle que Judith avait hérité de Monsieur Barnache se répandit en un éclair. Tout le personnel de l'hôtel en était retourné. Ce n'étaient que félicitations sans fin.
« Vous avez bien mérité de vous sortir ainsi de votre condition, dit Sonia en embrassant Judith tendrement. Ta mère a eu tant de peine à travailler comme elle l'a fait et à t'élever. Je suis très contente pour vous.
Ma chère Sonia, je compte bien que vous viendrez souvent me rendre visite, et vous me parlerez des écrivains russes comme autrefois. Je n'ai rien oublié de leurs oeuvres magnifiques que je connais grâce à vous. Et Pouchkine et Tchekhov et Tourgueniev et Tolstoï m'ont donné tant de leçons de courage et d'amour. Il me reste Dostoïevski à connaître, vous n'avez pas oublié ? Vous m'aviez dit qu'il était si sombre, si tragique, si désespéré. Vous hésitiez à m'inciter à le lire pour ne pas ébranler mon jeune cerveau. Je suis prête maintenant. Me parlerez-vous de lui, chère Sonia ? Me parlerez-vous de lui ?
Je vous le promets. Et il y en a tant d'autres que vous aimerez ma chère enfant. »
Elles s'embrassèrent.
 
Judith n'oublia pas Jimmy, son camarade des heures les plus sombres. Ils promirent de se revoir. La jeune fille n'hésiterait plus à traverser le grand hall pour le saluer.
Il fallait que Monsieur Échèque eût son adieu aussi. Judith lui aurait bien dit “Echec et mat !”, “Le roi est mort !” comme on dit en persan. Mais pour lui, la vie continuait.
 
Madame Niquelle ne se fit pas voir. Que pensait-elle, Madame Niquelle ?
 
*
 
Le lendemain des adieux, Judith reçut une convocation de la police. Et Margie reçut la sienne aussi.
C'en était trop ! Que voulaient-ils encore ? Ne pouvaient-ils pas en rester là ?
Les deux jeunes filles n'étaient pas tranquilles. Elles arrivèrent ensemble au jour et à l'heure que la convocation indiquait expressément. Elles auraient bien voulu se revoir en d'autres circonstances. Elles avaient dû retourner à Cannes où l'affaire avait eu lieu. Il semblait bien qu'elle ne fût pas close.
 
« Un élément nouveau fait que nous devons rouvrir l'enquête, annonça le commissaire d'un air grave. »
Il s'ensuivit un long exposé qui expliquait une réalité des faits bien différente de celle qu'elles avaient décrite.
« Nous aimerions savoir d'où vous tenez cela. Est-il possible que vous nous le disiez ? demanda Judith. S'il vous plaît, Monsieur le commissaire. »
Margie, effondrée, ne pouvait dire un mot.
« Une certaine Mademoiselle Niquelle nous l'a fait savoir...
Madame Niquelle ? Est-ce possible ? »
En s'exclamant ainsi, Judith savait bien que c'était possible.
« Mademoiselle, rectifia le commissaire, Mademoiselle Opportune Niquelle.  »
Il continua en s'adressant à Judith.
« Mademoiselle, me direz-vous si Mademoiselle Niquelle a dit la vérité sur les circonstances de votre naissance ?
Oui. Tout cela est vrai. Mais nous ne sommes pour rien dans la mort d'Édouard.
Il a attaqué Judith sur le bateau et je l'ai poussé. Et il est tombé à la mer. C'est de sa faute ! C'est de sa faute ! cria Margie éperdue.
Il faudra le prouver, mesdemoiselles. »
 
Tout semblait s'être arrêté. Les deux jeunes filles furent mises en examen. On fit une analyse génétique qui prouva que Judith était bien la fille de Monsieur Barnache. On crut qu'elle avait tué Édouard par vengeance et pour hériter de son géniteur. La succession était bloquée. Emma dut réintégrer sa mansarde et ses fonctions. Encore heureux que Monsieur Échèque eût pris pitié d'elle, il l'embaucha à nouveau. Il ne savait plus où donner de la tête avec tous ces journalistes qui investissaient son hôtel. Emma et Anna vécurent dans une souffrance abominable. Le papa de Margie mettait tout en oeuvre pour les assister.
 
Margie pleurait toute la journée. Judith tentait en vain de la réconforter en lui expliquant que ce n'étaient que des présomptions, que personne ne pourrait prouver qu'elles étaient coupables. Mais elle n'était pas rassurée et se dominait pour cacher ses craintes. Pour sa défense, elle produisit la lettre de Monsieur Barnache qui disait vouloir lui léguer sa fortune parce que son fils l'avait aimée. Le notaire reconnut que la lettre était authentique. Arnaud témoigna qu'il avait trouvé bien étrange que son ami eût voulu sortir son voilier un jour où le vent menaçait, et il avait voulu le mettre en garde, sans succès. Margie jura que Judith voulait quitter Cannes sans rien dire à Édouard, et que c'était elle-même qui avait révélé l'horrible chose que son père avait commise. Et pourquoi se seraient-elles mises en danger en passant par dessus bord le seul qui sût piloter le bateau ?
On ne put rien prouver contre les jeunes filles. On reconnut leur innocence.
 
Judith, qui avait hérité de Monsieur Hubert Barnache, n'avait pu espérer percevoir qu'une fraction de sa fortune du fait qu'elle était considérée comme étrangère à sa famille. Mais le fisc, s'il n'est pas généreux, n'en respecte pas moins la loi. Quand la justice eut reconnu que Judith était bien la fille du défunt, sa fille naturelle ou accidentelle ou criminellement conçue, qu'importe, le fisc lui remboursa une somme énorme, car les droits de succession, comme on le sait, sont calculés différemment pour une héritière en ligne directe.
 
Ah ! Cher lecteur, j'oubliais : Mademoiselle Niquelle a été congédiée. Perdue de vue.


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