CONTES, NOUVELLES ET POÉSIES DE MAMIEHIOU
On m'avait toujours mis en garde contre les inconnus. "Ne t'éloigne pas de moi," me disait ma mère quand nous allions faire des courses au supermarché. "Ne réponds pas si l'on te parle dans la rue," déclarait mon père d'un ton péremptoire. "Ne suis pas quelqu'un qui te proposerait des friandises, qui te demanderait de chercher son chien avec lui, ou de monter dans sa voiture."
On me faisait répéter ce que je ne devais pas faire pour s'assurer que j'avais bien compris. Je répétais. J'avais bien compris. On m'en tympanisait les oreilles.
Les inconnus, c'étaient peut-être des monstres qui cachaient bien leur jeu.
"La rue n'est pourtant pas peuplée de Capitaine Crochet, de Barbe-Bleue, de Dracula, de Dark Vador, de Cruella, de Médusa, de Reine de coeur, de Maléfique et d'autres monstres qui me faisaient frémir à la seule évocation de leur nom," me disais-je. Qui sait ? Je scrutais le moindre des traits des passants lorsque je les croisais dans la rue, ces fantômes déguisés, ces vampires qui ne souriaient pas pour cacher leurs canines pointues, comment pouvais-je débusquer leur vraie nature ?
J'étais un enfant docile. Jamais, au grand jamais je n'aurais pu désobéir aux règles qu'on m'imposait ; ainsi était-il impossible de me laisser embobiner par quiconque. J'obéissais toujours au doigt et à l'oeil car je savais que mes parents m'aimaient — bien qu'ils ne me l'aient pas dit de façon claire — je savais qu'ils ne voulaient que mon bien, et que leur principale préoccupation dans leur vie était de me protéger de tous les dangers du monde. N'avaient-ils pas fait installer sous la peau de mon bras une puce pour qu'ils puissent me suivre sur leur GPS partout où j'allais ? Elle me faisait mal d'ailleurs, ce dont je m'étais plaint.
"Elle doit toucher un petit nerf, mon petit Noumou, ce n'est pas grave. Tu sais bien que le jeu en vaut la chandelle !"
C'est peut-être pour ça que ça me brûlait — à cause de cette chandelle.
Noumou, c'est mon nom, c'est le prénom que mes parents m'ont choisi. En aucun cas ils ne m'auraient donné un prénom qui existe déjà, un prénom qu'auraient porté d'autres petits enfants. — Pourquoi ? me demandez-vous. — Parce qu'ils auraient eu peur que j'aie des ennuis avec de quelconques homonymes malintentionnés qui auraient pu voler mon identité.
On voit de ces choses, parfois, contre lesquelles on est impuissant. Un jour, quelqu'un, qui a le même nom que vous, brûle un feu rouge, et c'est à vous qu'on retire le permis de conduire et, de surcroît, vous avez une grosse grosse amende.
Je m'appelle Noumou. Vous imaginez d'ici les moqueries, les sarcasmes de mes copains à l'école. NOUMOU TOUT MOU ! crient-ils en me voyant. En fait, je n'ai pas de copains. Je suis la risée de mes camarades. Ils me traitent de fayot ou de lèche — ah le vilain mot ! — parce que je fais toujours exactement ce que mon maître me dit de faire. Je n'ai jamais compris pourquoi on se moque de moi qui suis obéissant.
À croire que ce n'est pas la norme. Je me sens pourtant tout à fait normal.
Mon maître ne tarit pas d'éloges quand il parle de moi à mes parents.
"Votre fils a beaucoup de qualités. Il est intelligent, poli et très sensible." Papa et maman sont très fiers de moi. Et je suis content.
"Noumou," me dit maman, "il est l'heure de partir à l'école. Prends ton parapluie."
Je ne traîne pas. Quand on me donne un ordre, c'est comme si l'on appuyait sur un bouton. Me voilà déjà prêt.
Dehors, il pleut des cordes. L'eau dévale la rue. Elle bouillonne. Elle commence à tout fracasser sur son passage. Je suis petit mais je tiens bon. Je lutte contre le flot qui m'arrive maintenant à mi-cuisse. Soudain je vois le clochard-à-qui-l'on-n'a-pas-le-droit-de-parler qui vacille et tombe. C'est le clochard qui s'est installé dans ma rue, et qui, tous les jours, me sourit quand je passe devant lui.
"Ne t'approche pas de cet homme," me dit toujours ma mère. "Il n'est pas fréquentable. Qui sait quelles idées il roule dans sa tête ?"
Mais le voilà qui patauge. Il tombe. Il a de la peine à se relever. J'ai peur pour lui. Il va peut-être se noyer.
Un déclic se déclenche dans ma tête et dans mon corps tout entier. Je dois l'aider. J'accours vers lui aussi vite que mes petites jambes peuvent se mouvoir dans l'eau grise qui semble vouloir me retenir. Je vois la tête du vieillard qui émerge par instants.
Il était temps. La main secourable que je lui ai tendue le hisse péniblement hors de l'eau. Bien que je sois de constitution frêle, je me suis arc-bouté de toutes mes forces, et j'ai réussi. Le naufragé se remet sur ses pieds. Il balbutie : "Merci, mon garçon !"
La scène n'a pas échappé à quelques passants qui l'ont observée de loin.
Ils se précipitent vers moi ; l'un d'eux me prend dans ses bras. J'entends des acclamations. Ils me disent que je suis un héros. Je suis un héros !
J'ai dit où j'habitais et on m'a ramené chez moi. Il y a tout plein de gens qui m'ont accompagné et la maison grouille d'inconnus.
On a rameuté des journalistes qui me prennent en photo. On va me décorer demain à la mairie, c'est sûr.
Mais ce qui va me plaire au plus haut point, c'est que mes copains ne m'appelleront plus TOUMOU. Non, plus jamais.
Ma mère se penche sur moi, sourcils froncés, et me dit : " Comment as-tu pu parler à un étranger, à un clochard ?" Je crois bien qu'elle n'a rien compris.
CONTES, NOUVELLES ET POÉSIES DE MAMIEHIOU