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Le problème était de savoir si je serais capable d'attirer l'attention d'Alcmène sans pour autant me faire remarquer des autres, problème qui me sembla aussi insoluble que de résoudre la quadrature du cercle ou le dernier théorème de Fermat – dans la théorie arithmétique, il va sans dire. J'observai, avec toute l'acuité qui m'était coutumière, la topographie des lieux et le rythme cahoteux de la file qui avançait, lequel laissait parfois s'entrouvrir, entre certains va-nu-pieds*, un intervalle qui me permettrait possiblement de m'y glisser. Mais l'affaire était hasardeuse. Alcmène ne jetterait-elle pas un cri de surprise en me voyant et n'ameuterait-elle pas ainsi ses pauvres mais vigilants compagnons d'infortune, toujours aux aguets et anxieux de n'être pas repérés ?
Il me fallut sauter le pas. Je me jetai sur la tête ma capuche, bien faite pour me camoufler le visage, et je fus assez habile pour m'introduire subrepticement dans la file, juste derrière mon amie, profitant de ce que le pauvre jeune homme qui la suivait, arrivant aux dernières extrémités de sa fatigue, s'était effondré. Je tirai avantage du temps qu'il mit à se relever, personne ne venant lui porter secours, pour me caler au plus près d'Alcmène qui n'avait pas soupçonné ma présence. La manoeuvre était téméraire. Je la réussis avec brio, sans faire de bruit, et j'eusse été marrie qu'on m'eût applaudie.
J'en étais là de mes réflexions lorsque j'assistai soudain à un branle-bas* de combat ; les acteurs de la scène insolite se mirent soudain, clochant et clopinant, à courir éperdument à la poursuite de quelque chose que je ne voyais pas encore. J'écarquillai les yeux, mon regard se faufilant avec peine entre les arbres et les fourrés ; et ce qui s'offrit à ma vue me stupéfia.
C'était Sissi, ma chère Sissi, ma laie fidèle, qui faisait diversion.
A-t-on jamais vu amie si généreuse ? Elle mettait pour moi sa vie en péril.
« Que me vaut donc tant de sollicitude ? m'interrogeai-je attendrie. »
Comme elle savait qu'elle représentait un mets de choix pour ces affamés, elle n'avait pas hésité à se sacrifier ; et cette batelée de gueux, sprinters improvisés battant le briquet, gémissant muettement de plaisir à la vue du repas convoité, haletaient, si épuisante était leur course. Leurs yeux, vides il y a peu, se mirent à lancer des regards chargés de jambons, terrines, civets et autres .
C'est à qui serait le vainqueur. C'eût pu être un moment tintamarresque. Ce ne le fut point, chacun s'efforçant d'être le plus discret ; nul besoin de dire pourquoi.
« Bigre ! me dis-je, ces parias sans foi ni loi seraient bien capables d'étriper et de croquer ma bienfaitrice s'ils parvenaient à l'attraper. »
C'est à ce moment que surgirent trois gros sangliers, trois ragots menaçants aux défenses acérées, battant l'air de leurs grandes oreilles. Il semblaient assez belliqueux pour terrasser un régiment ; la Grande Armée ne les eût point fait reculer.
« Mais que vois-je ? Ne sont-ce point ici, » les petits de Sissi : Sou, Ci et Souci ? Dieu, qu'ils ont forci !
Les coquins s'égaillèrent illico tous azimuts. Les sangliers eussent-ils chargé, il y aurait eu, à coup sûr, maints enragés d'embrochés.
Je profitai de cet heureux instant pour m'approcher d'Alcmène que je n'avais pas perdue de vue.
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> Réforme de l'orthographe - Lexique
NOTES
Le problème était de savoir si je serais capable d'attirer l'attention d'Alcmène
Le style indirect et la concordance des temps
La proposition principale est au passé, la proposition subordonnée interrogative indirecte est au futur du passé (conditionnel présent)
Question directe « Serai-je capable d'attirer l'attention d'Alcmène ? »
le rythme cahoteux de la file qui avançait
Ne pas confondre cahot avec chaos.
Chaotique existe mais pas cahotique.
il me fallut sauter le pas
Littré : au figuré et familièrement. Sauter le pas, le fossé, prendre une résolution extrême, hasardeuse.
je me jetai sur la tête ma capuche
Adjectifs possessifs - Emplois particuliers - J'ai mal à la tête ou à ma tête ? Ils ont pris leur chapeau ou leurs chapeaux ?
et j'eusse été marrie qu'on m'eût applaudie.
►eusse été, subjonctif plus-que-parfait de être, à valeur de conditionnel passé, j'aurais été
►eût applaudie, subjonctif plus-que-parfait de applaudir
Voir le § 4 et 5 > Valeurs et emplois du subjonctif
►applaudie, participe passé qui s'accorde avec ME le complément d'objet direct placé avant lui.
Voir §B, 1 > Règles de l'accord des participes passés
J'en étais là de mes réflexions lorsque j'assistai soudain à un branle-bas de combat
Littré : − En être là (de...). Être parvenu à un certain point, à un certain résultat. Nous n'en sommes pas là; nous en sommes tous là; vous n'en êtes encore que là?
elle représentait un mets de choix
le substantif METS prend un s au singulier
> Les noms au singulier finissant par -S (ds, ts, cs, ps, rs, ns, ls, etc.)
et cette batelée de gueux, sprinters improvisés battant le briquet, gémissant muettement de plaisir à la vue du repas convoité, haletaient
► Littré : une batelée. Une certaine quantité de gens réunis, quoique inconnus.
► Un sprinter, en sport, se dit d'un coureur spécialiste des courses de vitesse
► battre le briquet, Littré : Familièrement et figurément, battre le briquet, se frapper les chevilles des pieds en marchant.
► gémissant muettement, sans dire une parole
Bigre !
Littré : Jurement adouci. Très familier
Bougre - Jurement très grossier. Ah ! b.... je me suis fait mal. Dans ce sens, ce mot ne s'écrit jamais que par sa première lettre ; et, quand il s'écrit, il se prononce bé.
trois ragots menaçants aux défenses acérées
Les ragots sont des sangliers mâles de deux ou trois ans
Les défenses sont de longues dents saillantes
ils semblaient assez belliqueux
belliqueux
Littré : 1-Qui se plaît à la guerre. Peuple sauvage et belliqueux. Cité belliqueuse. Ardeur belliqueuse. 2-Qui excite à la guerre. Des accents, des sons belliqueux.
la Grande Armée ne les eût pas fait reculer.
L'armée de Napoléon ne les aurait pas fait reculer.
Les coquins s'égaillèrent illico tous azimuts
ils se dispersèrent immédiatement dans toutes les directions
illico, tous azimuts, expressions familières.
Ne sont-ce point ici les petits de Sissi, Sou, Ci et Souci ? Dieu, qu'ils ont forci !
► quelques adverbes de négation archaïques
> Je ne marche pas, je ne vois point, je ne mange mie, je ne bois goutte
► on notera l'allitération de la sifflante [s]
ils ont forci, ils sont devenus plus vigoureux.
Vous hésitez entre forci, forcis,ou forcit ?
> Verbes se terminant par I, IE, IS, IES, IT, ou ÎT
il y aurait eu, à coup sûr, maints enragés d'embrochés.
Littré : Des grammairiens modernes ont prétendu qu'il n'était pas correct de dire : il y a eu cent hommes de tués, et que le de devait être supprimé. La question avait été agitée déjà du temps de Vaugelas qui déclare que le de est appuyé par de bons auteurs. Aujourd'hui l'usage l'a consacré, usage qui d'ailleurs n'a rien d'inexplicable grammaticalement. Il n'y a rien qui paraisse de plus insensé à ceux qui ne sont pas éclairés d'en haut, [Bossuet, Hist. II, 11] On remarquera cette tournure : Bossuet ayant à construire rien de plus insensé avec paraître, a mis le verbe au milieu ; construction qui peut sembler insolite, mais qui est bonne et à imiter.
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> QCM Vocabulaire rencontré dans les Délires du 170 au 179