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12 décembre 2017 2 12 /12 /décembre /2017 18:11

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Il vint au monde effrayé, et il vécut

dans une crainte perpétuelle de la vie et des hommes.

August Strindberg

 

 JOUR DE RENTRÉE

 

Ce matin-là, maman m'avait réveillé de bonne heure. J'allais prendre pour la première fois le chemin du collège. J'étais tellement anxieux qu'il me fut impossible d'avaler mon cacao, cette seule idée me donnait la nausée. Les pensées se bousculaient dans ma pauvre tête. N'avais-je rien oublié de mettre dans mon vieux cartable ? Et s'il fallait emporter quelque chose d'indispensable que l'on ne m'aurait pas dit ? Je récapitulais inlassablement les quelques objets nécessaires pour le premier jour de classe : mes crayons de couleurs, mon stylo-plume et ses cartouches, mon crayon noir, mon taille-crayon, ma gomme, mon effaceur, ma règle, mon cahier de textes à spirales qui allait rythmer mes jours et mes semaines de travail, des feuilles blanches... quoi d'autre ? Je me torturais l'esprit. N'allais-je pas me faire remarquer pour n'avoir pas mis l'essentiel ? Je n'osais pas parler de mon angoisse à ma mère qui avait bien d'autres soucis.

« C'est l'heure Julien, je m'en vais. Ne pars pas en retard ! »

    Elle m'embrassa tendrement, puis elle s'en alla travailler comme chaque matin.

     

    Pendant les vacances, je faisais la grasse matinée, je n'avais aucune inquiétude, encore que, depuis quelques temps, la perspective de la rentrée avait commencé à me tourmenter. Il me sembla que j'allais devoir affronter des périls que je n'imaginais pas encore clairement et dont je ne sortirais pas indemne.

     

    Resté seul, je me laissai aller et j'éclatai en sanglots. Ma crainte et ma détestation de l'école étaient une souffrance qui torturait mon coeur d'enfant. J'eus honte soudain à la pensée que mes yeux devaient être tout rouges et qu'on allait le remarquer. Il me fallait cesser de pleurer. Il ne me restait plus que quelques minutes pour aller faire pipi, pour enfiler mon vieux blouson, pour jeter sur mon dos le cartable à bretelles et pour fermer soigneusement la porte à clef.

    « Ce serait la catastrophe si je ratais mon autobus le premier jour ! »

      Je dégringolai l'escalier depuis le quatrième étage, je franchis le couloir grisâtre et malodorant qui donnait sur la cour intérieure où poussaient des herbes folles, puis je traversai l'immeuble qui débouchait sur la rue. Il me sembla qu'il faisait plus froid que les autres jours. Un frisson me parcourut et je me mis à claquer des dents.

      Je descendis en courant la rue de la République et j'arrivai, essoufflé, à l'arrêt de l'autobus qui était déjà là et semblait m'attendre. Il était à demi rempli et je restai debout, au fond, le cartable collé contre la vitre, pas trop loin de la porte, pour ne pas me retrouver coincé au moment de sortir, car, quand l'autobus est bondé, le passage jusqu'à la sortie n'est pas facile, et le conducteur souvent impatient referme les portes avant qu'on ait pu se frayer un chemin pour atteindre la sortie.

      J'aurais voulu être ailleurs. J'aurais voulu être malade pour pouvoir retourner chez moi. Mais non, tout compte fait, je me portais assez bien. J'éprouvais seulement un léger étourdissement, c'était sûrement parce que je n'avais rien dans l'estomac. Et ma gorge se serrait. Je roulais des pensées lugubres sur la somme d'efforts que j'allais devoir fournir pour tout entendre, tout comprendre et ne rien oublier, ce qui serait au-dessus de mes forces, lorsqu'une tape vigoureuse sur l'épaule me fit sursauter et revenir à la réalité.

      C'était Freddy, mon voisin, qui, lui, ne semblait pas prisonnier des mêmes tourments que les miens.

      « Salut Juju ! » lança-t-il d'un ton joyeux.

        Il était planté là, à me regarder, tout souriant, comme s'il était ravi de commencer une journée pareille.

        Et il l'était.

        Je sentis monter en moi l'envie irrésistible de ne plus être moi, d'être lui, pour échapper à mon angoisse. Freddy, c'était quelqu'un pour qui tout semblait facile. On aurait dit qu'il réussissait tout sans jamais faire aucun effort. Il comprenait tout, tout de suite, et il était content de tout puisqu'il souriait toujours. Même ce jour de rentrée ne l'affectait pas. Je l'observais et je mesurais combien il était différent de moi. Je l'écoutais à peine. Il me parlait de ses vacances, il avait voyagé, il s'était fait de nouveaux amis. Comme il s'était amusé ! Et aujourd'hui il était content de revoir les copains, de connaître ses professeurs. Ce flot de paroles m'étourdissait, me fatiguait, m'empêchait de me concentrer sur les moments à venir. J'aurais voulu ne pas l'avoir rencontré, surtout à ce moment-là, et je savais que je ne pourrais pas me débarrasser de lui avant notre arrivée dans la cour de l'école.

        L'autobus démarra. Il avait fait son plein de travailleurs et d'écoliers. Il se mit à tanguer doucement en traversant la place Dorian, puis il monta la rue du Grand-Moulin. Je me laissai bercer mollement, écoeuré dans les virages, secoué aux arrêts brutaux qui me projetaient dans la foule compacte des voyageurs, ce qui me permettait de rester debout, sans avoir à me tenir, écrasé par cette même foule qui se laissait aller comme une vague. Quinze minutes de trajet suffirent pour m'amener à l'arrêt où je devais descendre. Il se fit un grand vide dans l'autobus car un bon nombre d'enfants allaient au même collège. Plusieurs d'entre eux que je connaissais pour avoir fréquenté la même école que moi l'année précédente me lancèrent des « Salut Juju ! » retentissants. C'est à peine si je leur répondis.

        Je profitai de la confusion pour m'éloigner de Freddy, trop occupé d'ailleurs pour se soucier de moi. Je suivis des groupes, de loin, sans prêter attention à leurs éclats de voix. Pour arriver au portail d'entrée, une contre-allée herbue longeait les hautes grilles métalliques qui faisaient le tour du collège. Au-delà, à travers les arbres, on apercevait la haute bâtisse blanche prolongée par un gymnase d'un bleu flambant neuf ; plus loin, des terrains de sports semblaient se succéder sans fin.

        Cela faisait bien de la différence avec la vieille école de l'année précédente, crasseuse et vétuste, composée de trois maisons accolées de guingois, où l'on passait de l'une à l'autre par des corridors sinueux, comme dans un labyrinthe, source de cauchemars où j'errais sans cesse à la recherche de ma salle de classe perdue à tout jamais, et où j'apercevais, au loin, le directeur menaçant.

        La cour du collège était déjà pleine d'enfants lorsque j'en franchis le grand portail. Je m'étonnai de voir des grands de quatrième et de troisième qui me paraissaient déjà des hommes. On était des centaines. Je ne savais pas où me diriger. Des filles se regroupaient et s'embrassaient. Quelques jeunes garçons avaient repris leurs jeux de l'école primaire, ils criaient en courant entre les groupes et essayaient de s'attraper. Comment pouvaient-ils donc s'amuser avec autant de détachement ? J'attendis dix minutes à l'écart, et ce fut interminable. J'avais envie de faire pipi mais je ne pouvais pas aller aux toilettes parce que j'avais peur que quelque chose d'important se passât en mon absence, comme c'était bientôt l'heure. En outre, je n'osais pas demander où elles se trouvaient. Trop de pudeur peut-être, ou la crainte que l'on rît à la pensée que je ne pouvais contenir mon émotion.

        La sonnerie retentit. Je sentis la sueur perler sur mon front. Le proviseur, digne dans son complet noir, arriva, une liasse de feuillets dans la main. Le silence se fit, à l'exception de quelques murmures encore çà et là dans les groupes des plus grands. Le proviseur, d'un ton péremptoire, annonça qu'il allait faire l'appel, et précisa qu'il ne tolèrerai aucun bavardage.

        J'étais glacé par la solennité de l'instant. Peut-être n'entendrais-je pas mon nom au moment voulu ou ne saurais-je pas dans quel rang me placer. Attentif et tendu, je m'approchai du proviseur.

        Ce fut alors une litanie interminable de noms qui me plongea dans une léthargie dont je sortis brusquement quand j'entendis qu'on m'appelait. Je me dirigeai comme un automate dans le rang que devait constituer la 6ème l2. Lorsque la lecture de la liste de la classe arriva à sa fin, notre professeur principal, Madame Gignoux, prit la tête du rang pour nous conduire dans une salle du troisième étage. Pendant que nous montions l'escalier, certains de mes nouveaux camarades s'autorisèrent à parler à voix basse, chose que jamais je n'aurais pu faire, de peur que l'on me remarquât dès le premier jour. Je regardais le dos de mon professeur qui ouvrait la marche. C'était une femme plantureuse et peu aimable. Elle se retournait par intervalles pour nous lancer un regard froid, droit dans les yeux, afin de nous intimer l'ordre de nous tenir silencieux. Mais sa sévérité restait sans effet sur les bavards qui ne cessaient de chuchoter, certains traînaient les pieds, d'autres encore se bousculaient pour s'amuser, ce qui faisait se retourner une fois de plus notre guide qui fronçait les sourcils et nous examinait l'un après l'autre en arrêtant le rang. Puis, nous reprenions notre déambulation le long des couloirs interminables. Quand nous arrivâmes dans notre classe, mes camarades se précipitèrent pour choisir leur place, les uns près des fenêtres, d'autres au premier rang, d'autres encore devant le bureau du professeur. Nous nous installâmes dans un brouhaha confus de tables et de chaises heurtées ou traînées sur le sol et de cartables jetés aux pieds. Peu enclin à me bousculer pour choisir une place, je me mis à celle qui restait libre dans un coin du fond, après que mes camarades se furent tous installés. J'éprouvai une grande satisfaction à ne pas avoir été forcé de me mettre devant, ce que j'avais redouté. Lorsque tout le monde se fut assis, notre professeur obtint le calme. Nous dévisageâmes tous Madame Gignoux car nous savions que les quelques minutes qui allaient suivre étaient décisives pour elle, pour asseoir son autorité.

        Les enfants se forgent vite un jugement sur les personnes susceptibles d'exercer leur ascendant. Ils savent intuitivement à quel degré s'élèvent la jauge de leur sévérité ou de leur laxisme et celle de leur bienveillance ou de leur froideur ; ils les devinent lorsqu'ils les voient se crisper en jouant vainement un rôle pour se protéger.

        Je la regardai, comme tous les autres, et avant même qu'elle eût parlé, je sentis qu'elle n'avait rien de commun avec notre vieil instituteur qui nous disait bonjour quand il arrivait en classe et qui nous souriait. Une fois de plus, nous entendîmes égrener nos noms. L'élève appelé se levait et elle l'observait tout à loisir pour accoler dans sa mémoire le nom et la frimousse nouvelle.

        « Julien Moineau ! »

          Une vague de murmures et de ricanements se propagea dans les rangées. Je me levai et me laissai scruter, le regard baissé. Puis je me rassis. Mes camarades s'étaient tous retournés, curieux de voir à quel volatile ils auraient à faire. Que n'étais-je donc oiseau, libre de m'envoler si loin, si haut, que personne ne pourrait plus m'atteindre pour me retenir prisonnier !

          Je me sentis triste et honteux dans mon vieux pull-over usagé qu'on n'avait sûrement pas manqué de remarquer. Dans ces bâtiments-là, tout de béton, la lumière vous tombe crûment dessus, il n'y a pas de coin sombre pour cacher sa détresse.

          Freddy me fit un petit signe. Il avait fallu qu'il tombât dans la même classe que moi.

          Les deux heures qui suivirent me plongèrent dans une grande torpeur. Madame Gignoux nous fit lire et signer les consignes qu'il faudrait respecter dans l'établissement. Elle nous expliqua notre emploi du temps qui me parut terriblement compliqué. Nous n'étions pas toujours dans la même salle, les cours ne se terminaient pas tous les jours à la même heure, la classe éclatait parfois en plusieurs groupes pour les travaux pratiques, et je ne compris pas quand et où j'étais dans l'un d'eux. Je ressentis un grand désarroi mais n'osai pas demander des explications de peur d'être la risée de mes camarades. Nos tables se chargèrent chacune d'une pile impressionnante de livres. Il faudrait donc apprendre tout ce qu'ils contenaient ! Cela me parut démesuré.

          La voix tranchante retentit :

          « Vous les couvrirez pour demain ! »

            Nous les entassâmes en forçant nos cartables.

            On ouvrit brusquement la porte. Le proviseur, ses feuillets toujours à la main, entra. La classe se leva comme un seul homme.

            « Madame, dit-il, en s'adressant tout bas à notre professeur, je crains que nous n'ayons fait une erreur, un mauvais calcul : la classe B12 compte vingt-neuf élèves alors que la B13 n'en compte que vingt-sept. Nous allons en faire déménager un dans l'autre classe. Voyons, hésita-t-il, en promenant son regard sur les places du fond et en prenant son temps, le pull-over gris, là-bas, dans le coin !

            Julien Moineau, répondit Madame Gignoux, satisfaite, fière même, d'avoir retenu mon nom, comme elle avait dû retenir tous les autres noms dans un prodigieux effort de mémoire, et elle jeta un regard oblique au proviseur, qui lui sourit d'un air entendu.

            Moineau, vous prenez vos affaires et vous changez de classe ! Allez en salle 213, ordonna-il. »

              Le monde se serait effondré autour de moi, j'aurais éprouvé la même terreur. Dans un silence pesant, mes camarades me regardèrent entasser fébrilement mes affaires dans mon cartable trop petit, chargé déjà bien lourdement. Je ne pus le refermer et le pris tant bien que mal sous le bras.

              « Salle 213 ! répéta le proviseur. »

                Et il m'ouvrit la porte.

                Le couloir se déroula devant moi, interminable, sans que je fusse tout à fait sûr si je me dirigeais du bon côté. Les fenêtres, bien alignées, laissaient entrer la lumière du soleil, vive et blessante. J'avais opté pour la droite, les salles des numéros qui commençaient par 200 devaient être au deuxième étage. Au bout du couloir, il me fallut descendre. Un nouveau couloir longeait les laboratoires de physique-chimie pas encore peuplés d'élèves, avec leur attirail de robinets à gaz, de montages électriques et de tubes à essai. Puis défilèrent à leur tour les laboratoires de langues avec leurs box individuels où résonneraient bientôt des accents nouveaux. Je descendis, je remontai, je descendis à nouveau. Perdu ! Mon cartable trop lourd s'échappa de mon bras engourdi et tomba avec fracas. Il vomit tous mes livres en faisant craquer les coutures. La panique s'empara de moi. Comment m'évader de ce dédale monstrueux ? J'ouvris une fenêtre qui grinça, sinistre, et, le plus vite possible, sans vouloir prendre le temps de réfléchir, pour en finir une fois pour toutes, je sautai.

                 

                La sonnerie retentit. Dans toutes les classes, on pria les élèves de sortir en silence. C'était leur demander l'impossible. La tension était trop forte. Ces heures d'écoute attentive avaient retenu leur énergie qui se libérait d'un seul coup. On se précipita sur ses habits accrochés aux patères. Les cartables furent jetés sur le dos. Le flot des classes se déversa dans les couloirs. La bousculade était complète. On dévalait les escaliers pour arriver le plus vite possible à l'air libre. Des portes du bâtiment, jaillissaient dans toutes les directions des paquets d'enfants criant ou éclatant de rire, chantant parfois.

                 

                Tout près du mur de l'école, sur la pelouse humide et froide, je gisais, silencieux, les yeux grand ouverts.

                 

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