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Malgré toutes les exhortations que je me faisais à moi-même pour en rester là et me tenir coite afin de me préserver de tout danger, je sentais que quelque chose me démangeait.
Mille fois déjà je m'étais fait la leçon.
« Oli, me disais-je, abstiens-toi de t'exposer à la rigueur d'une police aveugle. Prends garde de ne pas faire une folie en te lançant dans un acte téméraire qui pourrait te coûter la vie ! »
Mais la démangeaison était si forte qu'elle demandait impérativement à être soulagée. Il me fallait agir, coûte que coûte, la douleur m'étant aussi insupportable que celle ressentie lorsqu'une nuée de midges vous assaille.
Ma décision fut prise avant même d'être réfléchie mûrement. Je partirais revoir Marie Cratère. Je lui arracherais son secret. J'userais de tous les moyens dont je disposais pour la convaincre de me révéler tout ce qu'elle savait.
Pauvre insensée que j'étais ! La vieille Marie serait capable de débusquer toutes mes ruses, d'être insensible à toute séduction, orgueilleuse qu'elle était de jouir de sa puissance et de tenir chacun sous son joug.
C'était à n'y plus tenir. Je me sentis soudain capable de toutes les audaces comme le furent si courageusement tant de femmes exceptionnelles2 par le passé. Il faut se guider d'après de bons exemples.3
Ah, je ris ! Je ris de me voir si fragile et cependant prête à tout, tel le jeune David affrontant le Philistin4 haut de six coudées et un empan ! Marie Cratère n'avait pas une telle stature, certes, mais sa détermination à imposer pour jamais son pouvoir sur les êtres et sur les choses de ce monde ne se laissait pas si facilement fléchir.
« Je vais partir avant qu'il soit longtemps ! » m'exclamai-je à voix haute comme pour affermir mon courage. « J'irai, à la barbe de tous, ennemis de la liberté, se dressant le plus souvent les uns contre les autres, mordus, mordants5, punis, punissants, mystifiés, mystifiants... j'irai faire triompher la vérité ! »
Ainsi disant, je marchais à grands pas, le visage enflammé, le vent sifflant dans ma chevelure, enchantée, tourmentée et comme possédée par le démon de mon cœur !6
C'est, calmée, que j'en vins à des considérations plus pragmatiques.
Je prendrais le temps de préparer mon périple aventureux et me barderais du bagage nécessaire — à dire vrai, je ne prendrais qu'un baluchon7, m'interdisant de m'embarrasser trop.
Je savais déjà que l'espace sauvage que j'allais traverser n'avait rien d'édénien.
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*Titre- À coeur vaillant, rien d'impossible !
Devise de Jacques Coeur (vers 1395/1400-1456)
2-Des femmes exceptionnelles
Jeanne d'Arc, Olympe de Gouge, Madame Rolland, Charlotte Corday, Louise Michel, Rosa Luxembourg, Hannah Arendt, Simone Weil, voir la note du texte : 93 Délires sur l'enfermement - Rencontre avec des femmes extraordinaires de courage
3-Il faut se guider d'après de bons exemples. Cf. Littré (entrée : guider)
4-Goliath, le Philistin.
Goliath est un personnage biblique del'Ancien Testament (Samuel, 17).
C'est un géant « de six coudées et un empan » soit environ 2,90 m.
Il défend les Philistins contre Israël et lance le défi de combattre avec un homme voulant se mesurer à lui. Le jeune berger David, aidé de Dieu, le vainc en lui lançant une pierre en plein front avec sa fronde. David prend alors l'épée de son ennemi terrassé et lui coupe la tête.
5-Tous l'un de l'autre ennemis obstinés, Mordus, mordants, chansonneurs, chansonnés, Voltaire, Pauvre diable.
6-Ainsi disant, je marchais à grands pas, le visage enflammé, le vent sifflant dans ma chevelure, ne sentant ni pluie, ni frimas, enchanté, tourmenté et comme possédé par le démon de mon cœur !
Chateaubriand, René.
Voir l'article dans mon florilège : CHATEAUBRIAND - Mémoires d'Outre-Tombe
7-baluchon ou balluchon
NOTES
pour me tenir coite
coi, masculin / coite, féminin – silencieux, tranquille
Voir d'autres adjectifs irréguliers dans les notes du texte : 23 Délires d'une Marie bien chiche
Elle demandait à être soulagée.
Demander. Voir les différentes constructions de ce verbe, note du texte : 147 Délires troublants
la douleur ressentie lorsque des milliers de midges vous assaillent
On rencontre les midges ou simulies dans les zones humides d'Écosse et d'Irlande (et dans d'autres continents).
Les midges, c'est une espèce de petit moucheron aussi venimeux que des serpents à sonnettes qui vous assaillent par millions et vous font venir sur la peau du visage et des mains des chaînes de montagnes horriblement démangeantes. (Mérimée, Lettres à la Comtesse de Boigne, 1870)
La vieille Marie serait capable de débusquer toutes mes ruses [...], orgueilleuse qu'elle était de jouir de sa puissance...
orgueilleuse, l'adjectif apposé à la vieille Marie, est prolongé par une proposition relative qu'elle était de jouir de sa puissance... dans laquelle le pronom relatif qu' (que) reprenant orgueilleuse est attribut.
C'était à n'y plus tenir, c'était difficilement supportable.
C'est à n'y pas tenir, c'est à n'y plus tenir. Style familier.
sa détermination à imposer pour jamais son pouvoir.
pour jamais, pour toujours.
Voir l'article : Jamais, ne jamais, jamais plus, au grand jamais, à jamais, si jamais, oncques... + Adverbes et locutions adverbiales de temps
Avant qu'il soit longtemps, avant longtemps, avant peu, avant peu de temps, avant que peu de temps soit passé.
mordus, mordants, punis, punissants, mystifiés, mystifiants
des participes employés comme adjectifs.
C'est, calmée, que j'en vins à des considérations plus pragmatiques.
► En venir - Venir se construit avec la particule en qui lui donne plus de force en indiquant à l'esprit quelque chose d'antécédent d'où l'on part. Cf. Littré
► Pragmatique, qui concerne la réalité, les faits réels, l'action.
l'espace sauvage n'avait rien d'édénien
Édénien ou édénique, qui se rapporte à l'Eden, le paradis perdu. [Cf. La Bible]
>> 149 Délires qui froissent l'amour-propre - « Ainsi en pleurant une séparation, c'est soi qu'on pleure »*
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