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29 novembre 2012 4 29 /11 /novembre /2012 16:57

LES DÉLIRES Tous les épisodes

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On sait bien que Marie Cratère, si subjuguée qu'elle pût être, ne se laissait pas longtemps abuser par quelque émotion que ce fût.

 

« Tu es bien courageuse, petite, déclara-t-elle, avec toujours le tremblement de sa voix rogommeuse qui trahissait quelque raillerie. Ne t'es-tu donc point égarée dans cette forêt obscure* ? Nul besoin donc d'être accompagnée par un guide, tel Virgile conduisant Dante jusqu'en Enfer* ? Il me faut reconnaître, foi de Marie, que tu as été bien audacieuse, téméraire même. Sache que je pensais ne plus jamais te revoir. Mais... je ne préjugerais pas que tu fusses revenue ici pour mes beaux yeux ! »

 

Non, Marie n'était aucunement experte en suaves paroles ; elle éclata d'un rire sonore qui n'eut pas d'écho sous la voûture végétale. Que ma sensibilité eût été ébranlée, j'en eusse frémi de terreur mais j'étais comme bardée d'une cotte de maille solide que nulle flèche perverse n'aurait pu abîmer. Je me sentais inatteignable. N'avais-je pas été trahie, trahie que dis-je, torturée, et cela trop de fois pour ne pas m'y être accoutumée ? Encore que l'on puisse douter qu'il soit possible de s'habituer aux tourments infligés par autrui.

 

« N'empêche, ajouta-t-elle, je suis bien aise que tu sois de retour, même sans que j'en connaisse les raisons. Ta seule vue me réjouit fort et je sais que tu connais ma faiblesse, faiblesse que je chéris, je l'avoue, encore qu'elle fût cause d'un supplice dont tu n'as pas la moindre idée : l'attente de ton retour que je n'osais espérer. »

 

Bien que je n'éprouvasse aucune inclination pour cette vieille femme, et l'on sait ô combien pourquoi, je fus près de m'émouvoir à l'entendre me confesser l'affection qu'elle avait pour moi. Mais j'étais bien loin de me laisser attendrir, tant s'en faut. Elle ne se laissa pas aller jusqu'à accourir vers moi pour me prendre dans ses bras, craignant, je le supposai, que je n'eusse un mouvement de recul, si violent était le dégoût qu'elle m'inspirait. Je ne sache pas que, lorsqu'on s'était quittées, on se fût raccommodées dans des embrassements.

 

Reprenant vivement ses esprits, peut-être honteuse d'avoir dévoilé trop vite ses sentiments, elle s'écria, les yeux tournés sur Prétatou : 

« Qu'est-ce donc là que tu amènes avec toi ? Que diable as-tu besoin d'un chien pour compagnon ? À voir ses yeux apeurés, sa queue coincée sous le ventre, et les frissons qui l'accompagnent, il m'a tout l'air d'un couard remarquable. Tu me déçois, Oli.

 

Prétatou ne broncha pas mais n'en pensa pas moins. Et, le cœur battant la chamade, il se jura que ces propos, bien peu amènes, ne demeureraient pas impunis.

.................................................

* La forêt obscure, la selva oscura, allégorie du péché

L'Enfer de Dante, La Divina Commedia – voir un extrait en fin d'article

Images correspondant à la selva oscura

Dans La Divine Comédie de Dante Alighieri (1265-1321), Dante s'égare dans une forêt obscure. Il se dirige au sommet d'une colline mais rencontre une panthère, un lion et une louve qui l'empêchent de passer. Virgile arrive et l'invite à l'accompagner en l'Enfer et au Purgatoire et Béatrice le conduira au Paradis.

Voir en fin d'article :

Extrait de La Divine Comédie, de Dante, traduite de l'italien en vers par Louis Ratisbonne de 1852 à 1857.

Oeuvre numérisée par Marc Szwajcer, l'Enfer. 

À lire sur la toile >> L'Enfer

 

NOTES

Je ne préjugerais pas que tu fusses revenue pour mes beaux yeux.

Ou bien :
Je ne préjugerais pas que tu sois revenue pour mes beaux yeux.

« On tolérera le présent du subjonctif au lieu de l'imparfait dans les propositions subordonnées dépendant de propositions dont le verbe est au conditionnel. »  Arrêtés ministériels du 31 juillet 1900 et du 26 février 1901

Exemples

Il faudrait qu'il vînt.

>>Il faudrait qu'il vienne.

De même le passé du subjonctif au lieu du plus-que parfait.

Il aurait fallu que tu eusses couru plus vite pour gagner le prix.

>>Il aurait fallu que tu aies couru plus vite pour gagner le prix.

 

sa voix rogommeuse qui trahissait quelque raillerie

Voix rogommeuse, ou voix de rogomme

rogommeuse, adjectif rare et vieilli, qualifie une voix rauque, enrouée, éraillée (par l'abus d'alcool).

quelque raillerie, quelque au singulier, une certaine raillerie.

Raillerie, moquerie – Ces deux mots sont très voisins l'un de l'autre ; cependant la nuance est que la raillerie est une aggravation de la moquerie, une moquerie acerbe. Cf Littré

 

un rire sonore qui n'eut pas d'écho sous la voûture végétale

voûture, terme vieilli, voûte que forme la végétation.

 

Que ma sensibilité eût été ébranlée, j'en eusse frémi de terreur.

Injonction fictive au subjonctif avec la valeur conditionnelle dans la proposition qui commence par que.

>> Si ma sensibilité avait été ébranlée, j'en aurais frémi de terreur.

On peut écrire aussi :

-avec deux points :

Que ma sensibilité eût été ébranlée : j'en eusse frémi de terreur

-avec la conjonction de coordination et :

Que ma sensibilité eût été ébranlée et j'en eusse frémi de terreur

Voir : La conjugaison des verbes au subjonctif - Comment déjouer ses difficultés

 

N'avais-je pas été trahie, trahie que dis-je, torturée

que dis-je n'est pas ponctué par un point d'interrogation

Voir : Cas où l'on peut omettre le point d'interrogation dans une phrase interrogative

 

encore que l'on puisse douter qu'il soit possible de s'habituer aux tourments infligés par autrui.

Encore qu'on ne serait pas agréable à entendre. Pour éviter la cacophonie, j'ai préféré écrire : encore que l'on...

Voir on - l'on dans l'article : L'euphonie - Emploi des lettres euphoniques pour éviter l'hiatus – Vas-y ET Va y comprendre quelque chose ! – Va-t'en OU Va-t-en ?
Douter que > Douter que, se douter que / Je doute que, nul doute que, il n'est pas douteux que... Je me doute que, il ne se doute pas que... + indicatif ou subjonctif ?
La phrase est au présent alors que le récit est au passé : le présent a valeur de vérité générale.

 

N'empêche, je suis bien aise que tu sois de retour

familier pour Il n'empêche. 

 

Mais j'étais bien loin de me laisser attendrir, tant s'en faut.

Tant s'en faut, loin de là.

Loin s'en faut - Le Trésor et l'Académie ne le reconnaissent pas. C'est un barbarisme qui mélange les deux locutions.

 

Je ne sache pas que, lorsqu'on s'était quittées, on se fût raccommodées dans des embrassements.

je ne sache pas que + subjonctif (on se fût raccommodées)

vieilli, littéraire - je ne sais pas que... (avec une nuance d'incertitude - ici avec quelque ironie)

> Je ne sache pas que, que je sache, pas que je sache

on s'était quittées, on se fût raccommodées 

syllepse : emploi de on pour nous (Marie et moi), ce qui justifie l'accord des participes. Tournure familière

 

Que diable as-tu besoin d'un chien pour compagnon ?

Que dans le sens de pourquoi

 

sa queue coincée sous le ventre/sous son ventre

Adjectifs possessifs - Emplois particuliers - J'ai mal à la tête ou à ma tête ? Ils ont pris leur chapeau ou leurs chapeaux ?

 

ses propos bien peu amènes

amène, doux.

aménité, douceur accompagnée de courtoisie et de grâce. Cf. Académie.

 

>> Voir les locutions conjonctives du texte : Si... que - Quelque... que - Sans que (absence de cause, absence de concession) - Encore que.

 

Conjonctions de sub. et locutions conjonctives classées : cause conséquence but temps condition comparaison concession exception proportion manière conformité supposition addition alternative

 

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>> 159 Délires où la prudence est de rigueur

 

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La Divine Comédie de Dante Alighieri

 

CHANT PREMIER

Extrait
 

C'était à la moitié du trajet de la vie ;
Je me trouvais au fond d'un bois sans éclaircie,
Comme le droit chemin était perdu pour moi.

 

Ah ! que la retracer est un pénible ouvrage,
Cette forêt épaisse, âpre à l'œil et sauvage,
Et dont le seul penser réveille mon effroi !

 

Tâche amère ! la mort est plus cruelle à peine;
Mais puisque j'y trouvai le bien après la peine,
Je dirai tous les maux dont j'y fus attristé.

 

Je ne sais plus comment j'entrai dans ce bois sombre,
Tant pesait sur mes yeux le sommeil chargé d'ombre,
Lorsque du vrai chemin je m'étais écarté.

 

Mais comme j'atteignais le pied d'une colline,
Au point où la vallée obscure se termine,
Qui d'un si grand effroi m'avait poigné le cœur,

 

Je levai mes regards : sur son épaule altière
Le mont portait déjà le manteau de lumière
De l'astre qui partout guide le voyageur.

 

Alors fut apaisée en mon âme inquiète,
Dans le lac agité de mon cœur, la tempête
Que cette affreuse nuit avait fait y gronder.

 

Et tel un malheureux échappé du naufrage,
Sorti tout haletant de la mer au rivage,
Se retourne en tremblant et reste à regarder ;

 

À peine de mes sens je recouvrais l'usage,
Je me tournais pour voir encore ce passage
D'où personne jamais n'est revenu vivant.

 

Après quelques instants d'un repos salutaire,
Je me pris à gravir la pente solitaire,
Le pied ferme en arrière et le corps en avant.

 

Voici que sur ma route à peine commencée
Une panthère accourt, svelte, agile, élancée ;
D'un pelage changeant son corps était couvert.

 

Et loin de s'effrayer devant l'humain visage,
Cet animal si bien me barrait le passage,
Que je fus près vingt fois de rentrer au désert.

 

[...]

 

Texte original

 

Nel mezzo del cammin di nostra vita
mi ritrovai per una selva oscura,
ché la diritta via era smarrita.

 

Ahi quanto a dir qual era è cosa dura
esta selva selvaggia e aspra e forte
che nel pensier rinova la paura !

 

Tant' è amara che poco è più morte;
ma per trattar del ben ch'i' vi trovai,
dirò de l'altre cose ch'i' v'ho scorte.

 

Io non so ben ridir com' i' v'intrai,
tant' era pien di sonno a quel punto
che la verace via abbandonai.

 

Ma poi ch'i' fui al piè d'un colle giunto,
là dove terminava quella valle
che m'avea di paura il cor compunto,

 

guardai in alto e vidi le sue spalle
vestite già de' raggi del pianeta
che mena dritto altrui per ogne calle.

 

Allor fu la paura un poco queta,
che nel lago del cor m'era durata
la notte ch'i' passai con tanta pieta.

 

E come quei che con lena affannata,
uscito fuor del pelago a la riva,
si volge a l'acqua perigliosa e guata,

 

così l'animo mio, ch'ancor fuggiva,
si volse a retro a rimirar lo passo
che non lasciò già mai persona viva.

 

Poi ch'èi posato un poco il corpo lasso,
ripresi via per la piaggia diserta,
sì che 'l piè fermo sempre era 'l più basso.

 

Ed ecco, quasi al cominciar de l'erta,
una lonza leggiera e presta molto,
che di pel macolato era coverta ;

 

e non mi si partia dinanzi al volto,
anzi 'mpediva tanto il mio cammino,
ch'i' fui per ritornar più volte vòlto.

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