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Alors que toute mon attention se portait sur la multitude de devoirs que je devais accomplir, sans avoir un instant pour souffler, tout occupée à courir de la cuisine à la chambre et de la casserole au chaudron, je ne perçus pas une lamentation, comme un appel au secours que me lançait Sissi. Un instant, je crus qu'elle m'appelait, mais ne m'en souciai guère, habituée déjà aux supplications d'une laie qui voulait m'empêcher de tourner en rond°. Loin de moi l'envie de me débarrasser d'elle, je l'avais prise en affection, mais elle me tenait un peu trop au cul et aux chausses°, et j'avais besoin d'air.
« Oli ! me cria Marie. Arrive un peu ici ! »
J'obéis.
Je vis, étendu sur la table comme sur un autel pour le sacrifice, Souci qui couinait comme un cochon qu'on égorge.
« Occis Souci, m'ordonna Marie. Nous le découperons et le dégusterons quand il aura bien doré à la broche. »
Et la voilà qui se pourlèche à cette idée.
Coupable d'anthropophagie ! C'est la sentence que j'aurais prononcée s'il m'avait fallu la juger.
Je ne bougeai pas d'un pouce.
« Tu as du souci à te faire, dis-je à Souci, et Sissi aussi. »
« J'ai attrapé le plus gras », expliqua Marie, « celui qui, ayant repéré la mamelle la plus généreuse, a su établir par la force une hiérarchie**. »
Et quand on sait que Sissi est hyper-mamelue !...
Ce disant, la voilà qui brandit un coutelas menaçant. Je m'interpose. Je monte sur mes grands chevaux ; je jure mes grands dieux° que jamais, au grand jamais, je ne permettrai un tel crime. Je suis à genoux. Je la supplie. Elle faiblit et se plie à ma prière. Elle soupire.
« Je sais ô combien délectable eût été sa chair tendre ! »
Ne la vois-je pas maintenant, toute contrite, qui se reprend à la vue de mes larmes ?
« C'est OK. Nous serons végétariennes aujourd'hui, admet-elle. »
Je rendis Souci à Sissi qui n'espérait plus.
« Tant va pot à l'eve que brise° », dit la laie bouleversée qui ne savait plus ce qu'elle chantait.
Mais peut-être n'étais-je pas en mesure de saisir le sens de ce proverbe sibyllin.
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*Tant va la cruche à l'eau qu'à la fin elle se casse.°
Il ne faut pas braver trop souvent le danger, sinon les risques sont grands.
On trouve dans le Roman de Renart : Tant va pot à l'eve que brise.°
On peut visiter le joli site : Les PROVERBES
**C'est vrai, ça se passe comme ça chez les marcassins, le plus fort choisit la mamelle la plus généreuse.
La raison du plus fort est toujours la meilleure. (La Fontaine)
NOTES
tout occupée à courir de la cuisine à la chambre
l'adverbe tout n'est pas toujours invariable :
> Ne pas confondre : TOUT adjectif indéfini, pronom indéfini, adverbe variable dans certains cas et substantif
sans avoir un instant pour souffler
SIFFLER, SOUFFLER, SOUFFRIR et leurs dérivés prennent 2F mais pas boursoufler, ni soufre et ses dérivés.
L'orthographe réformée admet boursouffler
> Réforme de l'orthographe - L'orthographe recommandée aux enseignants - Lexique
Occis Souci, m'ordonna Marie
Occire, (occis-e) tuer. Ne s'emploie bien aujourd'hui que pour plaisanter, à l'infinitif et au participe passé.
> Voir l'article sur les verbes défectifs, pour peu qu'il vous en chaille !
Et la voilà qui se pourlèche à cette idée
se pourlécher ou se pourlécher les babines.
Je ne bougeai pas d'un pouce
Un pouce, mesure ancienne, 2,7cm.
Et quand on sait que Sissi est hyper-mamelue !
Hyper-mamelue, qui a de gros seins, ici de grosses mamelles.
jamais, au grand jamais, je ne permettrai un tel crime
> Jamais, ne jamais, jamais plus, au grand jamais, à jamais, si jamais, oncques...
je sais ô combien délectable eût été sa chair tendre
eût été, verbe être au subjonctif plus-que-parfait à valeur de conditionnel passé = aurait été
saisir le sens de ce proverbe sibyllin
sibyllin, difficile à comprendre, qui a un sens caché. Attention au Y.
Les temps
Le texte est un récit. Le passé simple est le temps du récit par excellence. Certains verbes sont à l'imparfait.
> Les emplois de l'imparfait de l'indicatif et du passé simple
Ce disant, la voilà qui se pourlèche [...] brandit. [...] je m'interpose
Un paragraphe de l'épisode est écrit au présent - Une figure de style, L'ENALLAGE ou LA SUBSTITUTION, c'est un changement brusque de temps ou de mode, ou de genre, ou de nombre, ou de nom ou de pronom, ce qui a pour effet de dramatiser une situation.
Par exemple ici :
EMPLOI DU PRESENT DANS UN TEXTE AU PASSE.
Il permet de rendre la scène plus vivante, plus présente,en rompant la distance établie par le récit au passé. Il vise à provoquer une émotion plus vive.
Voir aussi LA SYLLEPSE note des Délires n°119
<< 23 Délires d'une Marie bien chiche -"Le riche avare est semblable à un âne chargé d'or, qui mange de la paille."
>> 25 Délires qui auraient pu engendrer une vive controverse -" Est-ce que ça vous chatouille ou est-ce que ça vous gratouille ?"