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Je ne révélai rien de mon désarroi à Sissi qui se gavait de fraises en m'attendant dans le sous-bois. Sa sagesse pourtant aurait pu m'apaiser, mais je me serais reproché de lui faire partager mes inquiétudes. En outre il m'eût été difficile de confesser que son amicale compagnie ne me suffisait plus et que j'avais une autre ambition, celle de ne plus vouloir rester aussi longtemps isolée du monde.
La jeune femme, à peine entrevue, avait fait naître en moi des désirs jusque-là inconnus. Fallait-il me résoudre à traîner ainsi, en ermite ou presque, toute mon existence ? Je sentis des pulsions m'envahir, et brusquement, je me mis à pleurer de ne rien savoir de mon passé, moi qui n'avais pas la mémoire dans la peau, et qui devais me contenter de l'instant présent sans prescience de l'avenir.
Encore heureux que je ne souffrisse pas du syndrome de Korsakoff1, qui veut que celui qui en est atteint, oublie au fur et à mesure ce qu'il vit, ce qu'il perçoit, ce qu'il apprend. Sa mémoire ne fixe rien, le temps qui s'écoule n'est pour lui qu'un éternel présent. Inconscient même de son trouble, voilà qu'il devient expert en fabulations. Je me demandais si l'on ressentait parfois quelque nostalgie quand on était frappé de ce mal, mais j'en déduisis vite que non, puisque ce sentiment ne tient qu'au regret de ce qui n'est plus.
Sissi remarqua ma tristesse et se fit fort de me réconforter, en se frottant délicatement à ma personne, sans m'interroger sur l'objet qui me tourmentait. Ses soies rugueuses me firent un massage salutaire qui soulagea mon psychisme près de s'en aller à vau-l'eau.
Je lui étais d'une reconnaissance sans bornes (=sans borne) pour la fidélité dont elle avait fait preuve dans les moments difficiles, alors qu'elle aurait pu m'abandonner mille fois. Je remerciai le Ciel pour les bienfaits dont il voulait bien me combler, en gardant l'espoir que des jours heureux m'attendaient, et je savais fort bien que chacun d'entre nous est le maître de son destin, s'il est résolu à ne pas s'acharner et ne pas s'épuiser à vouloir changer ce qui ne peut l'être2, et s'il consent à ne travailler que sur quoi il peut avoir quelque pouvoir, pour son bien, ou mieux, pour celui des autres aussi.
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*Titre Rien n'est aussi dangereux que la certitude d'avoir raison.
Le jeu des possibles, François Jacob.
1-Korsakoff ou Korsakov
2-Que la force me soit donnée de supporter ce qui ne peut être changé et le courage de changer ce qui peut l'être mais aussi la sagesse de distinguer l'un de l'autre. Marc-Aurèle, empereur romain et philosophe stoïcien, 121 -180 après J.C.
NOTES
Je me serais reproché de lui faire partager mes inquiétudes.
Je est féminin.
Pourquoi reproché et pas reprochée ?
Verbe pronominal se reprocher. Les verbes pronominaux suivent la règle générale qui veut que le participe passé s'accorde avec le complémént d'objet direct s'il est placé avant lui (même règle que celle avec les verbes conjugués avec avoir).
Me est un pronom réfléchi complément d'objet indirect : j'aurais reproché à moi.
Donc, pas d'accord.
Il m'eût été difficile de confesser
Le verbe être est au subjonctif plus-que-parfait à valeur de conditionnel passé (2e forme).
>> Il m'aurait été difficile (1re forme)
Fallait-il me résoudre à traîner ainsi, en ermite
L'ermite vit seul dans un endroit reculé du monde. Certains ermites religieux mènent une vie d'ascète dans leur ermitage.
Un ermitage ou hermitage est une habitation isolée du monde.
Korsakoff, neurologue russe qui a décrit le syndrome qui porte son nom.
un massage salutaire qui soulagea mon psychisme près de s'en aller à vau-l'eau
Ne pas confondre : près de, prêt à.
On entend trop souvent prêt à, employé à la place de près de.
>>Il est près de partir, il est sur le point de partir.
Le ciel est près de nous tomber sur la tête, avec tous ces engins volants. Il va nous tomber sur la tête.
>>Il est prêt à partir, il y est décidé, disposé, il s'y est préparé.
>>L'emploi de prêt de + infinitif est vieilli
Il est condamné aujourd'hui (communiqué de l'Académie du 19 novembre 1964, cf. Le Trésor)
>>Grevisse précise : Mais la langue littéraire (ou même la langue écrite) continue à employer prêt à avec le sens « sur le point de ».
À vau-l'eau, vau leau, vau-leau
Mon psychisme s'en allait à vau-l'eau, il était sens dessus dessous, tout désorganisé.
SANS
Je lui étais d'une reconnaissance sans bornes
La locution sans bornes est toujours au pluriel (exception en poésie)
► Préposition SANS suivie d'un nom au singulier ou au pluriel.
Cas général, on se fie au sens.
Un chien sans queue. Il pourrait en avoir une, et une seule.
Une voiture sans roues. Elle en aurait plusieurs si elle en avait.
Une chemise sans manches. Un film sans paroles. Un ciel sans soleil.
Ce travail est sans aucuns frais.
> Aucun, aucuns, aucune, aucunes, d'aucuns
► Pour les cas particuliers, il faudra consulter le dictionnaire.
EX : Sans encombre, sans exemple, sans preuve, sans inconvénient, sans douleur, sans façons, sans soins, sans soucis, sans défauts etc.
> Voir dans le Trésor : SANS
► Et dans ce blog la locution conjonctive Sans que
► Voir : Sans, s'en, sens, sent, c'en, cent, sang, des homophones à ne pas confondre – Sans suivi d'un singulier ou d'un pluriel ?
SI
chacun est le maître de son destin s'il est résolu à ne pas s'acharner...
► SI Conjonction de subordination qui introduit une proposition subordonnée de condition.
Si tu m'offres un cadeau, je l'accepte.
Offres , action possible au moment présent (fait éventuel / hypothèse).
Si tu m'offres un cadeau, je l'accepterai.
Offres, action possible dans l'avenir (potentiel)
Si tu m'offrais un cadeau, je l'accepterais. (attention à la concordance des temps, ici, imparfait/ conditionnel présent)
offrais, action qui n'est pas réalisée au moment présent (irréel du présent)
Si tu m'avais offert un cadeau, je l'aurais accepté. (plus-que parfait de l'indicatif, conditionnel passé)
OU Si tu m'eusses offert un cadeau, je l'eusse accepté. (les deux verbes sont au subjonctif plus-que-parfait)
Avais offert/eusses offert, action qui ne s'est pas produite dans le passé. (irréel du passé)
Pour en savoir + SI (si... que, si, si tant est que, si bien que, etc.)
► SI adverbe interrogatif qui introduit une proposition subordonnée interrogative indirecte.
Discours direct : Je me demandais : « Est-on parfois frappé de nostalgie ? »
Voir : *La concordance des temps dans les propositions subordonnées + Le style ou le discours direct et indirect
► SI adverbe d'affirmation qui répond à une phrase négative.
—Tu n'es pas venu hier.
—Si !
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