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10 novembre 2012 6 10 /11 /novembre /2012 07:21

FLORILÈGE La Pensée des autres

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Un florilège de textes, sélectionnés par mamiehiou

 

 

-24-

 

 

À tous ceux qui ont étudié Le Cid au collège, et que la relecture de cet extrait réjouira, aux autodidactes qui l'ont lu d'eux-mêmes, par curiosité et par amour de la littérature, à tous ceux aussi qui ont découvert la pièce au théâtre, et à ceux-là mêmes qui ne connaissent pas cette pièce, fleuron du classicisme, et qui n'en ont jamais entendu parler, voici :

 

 

 

 LE CID

1636

 

Acte III, Scène IV – Don Rodrigue, Chimène, Elvire

La scène commence juste après que Rodrigue s'est battu en duel avec le père de Chimène, Don Gomès, comte de Gormas, et qu'il l'a vaincu.

Rodrigue n'a pas failli à son honneur lorsque son propre père, Don Diègue, valeureux en son temps, mais trop vieux pour se venger lui-même, lui a demandé de lui prêter son bras. Don Gomez ayant insulté Don Diègue en lui donnant un soufflet, cette offense ne pouvait demeurer impunie.

Bien que Rodrigue et Chimène s'aiment d'un amour sans égal, Rodrigue, "percé jusques au fond du coeur", s'est résolu à se battre contre Don Gomès, le père de Chimène, au risque de perdre la vie car son adversaire était un homme redoutable, capable de "porter partout l’effroi dans une armée entière".

Rodrigue n'a pas faibli : "La valeur n'attend pas le nombre des années." et "À vaincre sans péril on triomphe sans gloire."

Il n'aurait pas pu conserver l'amour de Chimène s'il s'était dérobé, il aurait été indigne d'elle.

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Personnages : Don Rodrigue, Chimène, Elvire (la suivante de Chimène)

Définition du mot suivante, cf. L'Académie : SUIVANTE s'est dit d'une Femme, d'une jeune fille attachée au service d'une princesse. Il n'est plus guère en usage qu'en termes de théâtre.
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Don Rodrigue
Eh bien ! sans vous donner la peine de poursuivre,
Assurez-vous l’honneur de m’empêcher de vivre.

 

Chimène 

  Elvire, où sommes-nous, et qu’est-ce que je vois ?
Rodrigue en ma maison ! Rodrigue devant moi ! 

 

Don Rodrigue

N’épargnez point mon sang : goûtez sans résistance

La douceur de ma perte et de votre vengeance.

 

Chimène

Hélas !

 

Don Rodrigue

Écoute-moi.

 

Chimène

                Je me meurs.

 

Don Rodrigue

                                      Un moment.

 

Chimène

Va, laisse-moi mourir.

 

Don Rodrigue

                                    Quatre mots seulement :

Après, ne me réponds qu’avecque cette épée.

 

Chimène

Quoi ! du sang de mon père encor toute trempée !

 

   Don Rodrigue

Ma Chimène…

 

Chimène

                       Ôte-moi cet objet odieux,

Qui reproche ton crime et ta vie à mes yeux.

 

Don Rodrigue

Regarde-le plutôt pour exciter ta haine,
Pour croître ta colère, et pour hâter ma peine.

 

Chimène

Il est teint de mon sang.  

 

Don Rodrigue

                                    Plonge-le dans le mien,
Et fais-lui perdre ainsi la teinture du tien.

 

Chimène

Ah ! quelle cruauté, qui tout en un jour tue
Le père par le fer, la fille par la vue !
Ôte-moi cet objet, je ne puis le souffrir :
Tu veux que je t’écoute, et tu me fais mourir !

 

   Don Rodrigue

Je fais ce que tu veux, mais sans quitter l’envie

De finir par tes mains ma déplorable vie ;
Car enfin n’attends pas de mon affection
Un lâche repentir d’une bonne action.
L’irréparable effet d’une chaleur trop prompte
Déshonorait mon père, et me couvrait de honte.
Tu sais comme un soufflet touche un homme de cœur ;
J’avais part à l’affront, j’en ai cherché l’auteur :
Je l’ai vu, j’ai vengé mon honneur et mon père ;
Je le ferais encor, si j’avais à le faire.
Ce n’est pas qu’en effet contre mon père et moi
Ma flamme assez longtemps n’ait combattu pour toi ;
Juge de son pouvoir : dans une telle offense
J’ai pu délibérer si j’en prendrais vengeance.
Réduit à te déplaire, ou souffrir un affront,
J’ai pensé qu’à son tour mon bras était trop prompt ;
Je me suis accusé de trop de violence ;
Et ta beauté sans doute emportait la balance,
À moins que d’opposer à tes plus forts appas
Qu’un homme sans honneur ne te méritait pas ;
Que malgré cette part que j’avais en ton âme,
Qui m’aima généreux me haïrait infâme ;

Qu’écouter ton amour, obéir à sa voix,
C’était m’en rendre indigne et diffamer ton choix.
Je te le dis encore ; et quoique j’en soupire,
Jusqu’au dernier soupir je veux bien le redire :
Je t’ai fait une offense, et j’ai dû m’y porter
Pour effacer ma honte, et pour te mériter ;
Mais quitte envers l’honneur, et quitte envers mon père,
C’est maintenant à toi que je viens satisfaire :
C’est pour t’offrir mon sang qu’en ce lieu tu me vois.
J’ai fait ce que j’ai dû, je fais ce que je dois.
Je sais qu’un père mort t’arme contre mon crime ;
Je ne t’ai pas voulu dérober ta victime :
Immole avec courage au sang qu’il a perdu
Celui qui met sa gloire à l’avoir répandu.

 

Chimène

Ah ! Rodrigue, il est vrai, quoique ton ennemie,
Je ne te puis blâmer d’avoir fui l’infamie ;
Et de quelque façon qu’éclatent mes douleurs,
Je ne t’accuse point, je pleure mes malheurs.
Je sais ce que l’honneur, après un tel outrage,
Demandait à l’ardeur d’un généreux courage :
Tu n’as fait le devoir que d’un homme de bien ;
Mais aussi, le faisant, tu m’as appris le mien.
Ta funeste valeur m’instruit par ta victoire ;
Elle a vengé ton père et soutenu ta gloire :
Même soin me regarde, et j’ai, pour m’affliger,
Ma gloire à soutenir, et mon père à venger.
Hélas ! ton intérêt ici me désespère :
Si quelque autre malheur m’avait ravi mon père,
Mon âme aurait trouvé dans le bien de te voir
L’unique allégement qu’elle eût pu recevoir ;
Et contre ma douleur j’aurais senti des charmes,

Quand une main si chère eût essuyé mes larmes.
Mais il me faut te perdre après l’avoir perdu ;
Cet effort sur ma flamme à mon honneur est dû ;
Et cet affreux devoir, dont l’ordre m’assassine,
Me force à travailler moi-même à ta ruine.
Car enfin n’attends pas de mon affection
De lâches sentiments pour ta punition.
De quoi qu’en ta faveur notre amour m’entretienne,
Ma générosité doit répondre à la tienne :
Tu t’es, en m’offensant, montré digne de moi ;
Je me dois, par ta mort, montrer digne de toi.

 

Don Rodrigue

Ne diffère donc plus ce que l’honneur t’ordonne :

Il demande ma tête, et je te l’abandonne ;
Fais-en un sacrifice à ce noble intérêt :
Le coup m’en sera doux, aussi bien que l’arrêt.
Attendre après mon crime une lente justice,
C’est reculer ta gloire autant que mon supplice.
Je mourrai trop heureux, mourant d’un coup si beau.

 

Chimène

Va, je suis ta partie, et non pas ton bourreau.

Si tu m’offres ta tête, est-ce à moi de la prendre ?
Je la dois attaquer, mais tu dois la défendre ;
C’est d’un autre que toi qu’il me faut l’obtenir,
Et je dois te poursuivre, et non pas te punir.

 

Don Rodrigue

De quoi qu’en ma faveur notre amour t’entretienne,

Ta générosité doit répondre à la mienne ;
Et pour venger un père emprunter d’autres bras,
Ma Chimène, crois-moi, c’est n’y répondre pas :

Ma main seule du mien a su venger l’offense,
Ta main seule du tien doit prendre la vengeance.

 

Chimène

Cruel ! à quel propos sur ce point t’obstiner ?
Tu t’es vengé sans aide, et tu m’en veux donner !
Je suivrai ton exemple, et j’ai trop de courage
Pour souffrir qu’avec toi ma gloire se partage.
Mon père et mon honneur ne veulent rien devoir
Aux traits de ton amour ni de ton désespoir.

 

Don Rodrigue

Rigoureux point d’honneur ! hélas ! quoi que je fasse,

Ne pourrai-je à la fin obtenir cette grâce ?
Au nom d’un père mort, ou de notre amitié,
Punis-moi par vengeance, ou du moins par pitié.
Ton malheureux amant aura bien moins de peine
À mourir par ta main qu’à vivre avec ta haine.

 

Chimène

Va, je ne te hais point.

 

Don Rodrigue

Tu le dois.

 

Chimène

Je ne puis.

 

Don Rodrigue

Crains-tu si peu le blâme, et si peu les faux bruits ?

Quand on saura mon crime, et que ta flamme dure,
Que ne publieront point l’envie et l’imposture !
Force-les au silence, et, sans plus discourir,
Sauve ta renommée en me faisant mourir.

 

Chimène

Elle éclate bien mieux en te laissant la vie ;
Et je veux que la voix de la plus noire envie
Élève au ciel ma gloire et plaigne mes ennuis,
Sachant que je t’adore et que je te poursuis.
Va-t’en, ne montre plus à ma douleur extrême
Ce qu’il faut que je perde, encore que je l’aime.
Dans l’ombre de la nuit cache bien ton départ :
Si l’on te voit sortir, mon honneur court hasard.
La seule occasion qu’aura la médisance,
C’est de savoir qu’ici j’ai souffert ta présence :
Ne lui donne point lieu d’attaquer ma vertu.

 

Don Rodrigue

Que je meure !

 

Chimène

Va-t’en.

 

Don Rodrigue

À quoi te résous-tu ?

 

Chimène

Malgré des feux si beaux, qui troublent ma colère,
Je ferai mon possible à bien venger mon père ;
Mais malgré la rigueur d’un si cruel devoir,
Mon unique souhait est de ne rien pouvoir.

Don Rodrigue

Ô miracle d’amour !

 

Chimène

Ô comble de misères !

 

Don Rodrigue

Que de maux et de pleurs nous coûteront nos pères !

 

Chimène

Rodrigue, qui l’eût cru ?

 

Don Rodrigue

Chimène, qui l’eût dit ?

 

Chimène

Que notre heur fût si proche et sitôt se perdît ?

 

Don Rodrigue

Et que si près du port, contre toute apparence,

Un orage si prompt brisât notre espérance ?

Chimène

Ah ! mortelles douleurs !

 

Don Rodrigue

Ah ! regrets superflus !

 

Chimène

Va-t’en, encore un coup, je ne t’écoute plus.

 

Don Rodrigue

Adieu : je vais traîner une mourante vie,
Tant que par ta poursuite elle me soit ravie.

 

Chimène

Si j’en obtiens l’effet, je t’engage ma foi

De ne respirer pas un moment après toi.
Adieu : sors, et surtout garde bien qu’on te voie.

 

Elvire

Madame, quelques maux que le ciel nous envoie…

 

Chimène

Ne m’importune plus, laisse-moi soupirer,
Je cherche le silence et la nuit pour pleurer.

 

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Note de mamiehiou

Je me souviens avec nostalgie de Gérard Philipe qui avait si admirablement interprété Rodrigue, il y a bien longtemps déjà, et qui s'est éteint, si jeune encore, laissant le théâtre orphelin. Je ne puis me détacher de son image lorsque je songe au Cid.

Images correspondant à Gérard Philipe

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NOTES

Dans notre beau pays de France, et dans d'autres pays d'ailleurs, on aimait se mesurer les armes à la main. Et trop de gentilshommes ont péri par l'épée et par le pistolet, parfois pour le plaisir de s'éprouver dans "un exploit sportif", mais le plus souvent pour venger leur honneur. 

Voir l'article de Wikipédia : Duel (combat) - Wikipédia

"Entre juin 1643 et octobre 1741, Louis XIV  ne promulgua pas moins de onze édits interdisant le duel et renforçant les peines, sans pour autant faire cesser cette pratique."

Voir la pièce complète sur Wikisource : Le Cid- Wikisource

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Une façon de dire "Je t'aime", la litote la plus célèbre de la littérature française : "Je ne te hais point."

Voir dans ce blog : Comment dites-vous "Je t'aime" ? Je te kiffe, je ne te hais point, tu me bottes, je suis morgane de toi, je t'ai dans la peau, mon coeur s'est embrasé, etc. ?

Lire d'autres textes d'auteurs dans :

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