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12 décembre 2017 2 12 /12 /décembre /2017 18:11

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Il vint au monde effrayé, et il vécut

dans une crainte perpétuelle de la vie et des hommes.

August Strindberg

 

 JOUR DE RENTRÉE

 

Ce matin-là, maman m'avait réveillé de bonne heure. J'allais prendre pour la première fois le chemin du collège. J'étais tellement anxieux qu'il me fut impossible d'avaler mon cacao, cette seule idée me donnait la nausée. Les pensées se bousculaient dans ma pauvre tête. N'avais-je rien oublié de mettre dans mon vieux cartable ? Et s'il fallait emporter quelque chose d'indispensable que l'on ne m'aurait pas dit ? Je récapitulais inlassablement les quelques objets nécessaires pour le premier jour de classe : mes crayons de couleurs, mon stylo-plume et ses cartouches, mon crayon noir, mon taille-crayon, ma gomme, mon effaceur, ma règle, mon cahier de textes à spirales qui allait rythmer mes jours et mes semaines de travail, des feuilles blanches... quoi d'autre ? Je me torturais l'esprit. N'allais-je pas me faire remarquer pour n'avoir pas mis l'essentiel ? Je n'osais pas parler de mon angoisse à ma mère qui avait bien d'autres soucis.

« C'est l'heure Julien, je m'en vais. Ne pars pas en retard ! »

    Elle m'embrassa tendrement, puis elle s'en alla travailler comme chaque matin.

     

    Pendant les vacances, je faisais la grasse matinée, je n'avais aucune inquiétude, encore que, depuis quelques temps, la perspective de la rentrée avait commencé à me tourmenter. Il me sembla que j'allais devoir affronter des périls que je n'imaginais pas encore clairement et dont je ne sortirais pas indemne.

     

    Resté seul, je me laissai aller et j'éclatai en sanglots. Ma crainte et ma détestation de l'école étaient une souffrance qui torturait mon coeur d'enfant. J'eus honte soudain à la pensée que mes yeux devaient être tout rouges et qu'on allait le remarquer. Il me fallait cesser de pleurer. Il ne me restait plus que quelques minutes pour aller faire pipi, pour enfiler mon vieux blouson, pour jeter sur mon dos le cartable à bretelles et pour fermer soigneusement la porte à clef.

    « Ce serait la catastrophe si je ratais mon autobus le premier jour ! »

      Je dégringolai l'escalier depuis le quatrième étage, je franchis le couloir grisâtre et malodorant qui donnait sur la cour intérieure où poussaient des herbes folles, puis je traversai l'immeuble qui débouchait sur la rue. Il me sembla qu'il faisait plus froid que les autres jours. Un frisson me parcourut et je me mis à claquer des dents.

      Je descendis en courant la rue de la République et j'arrivai, essoufflé, à l'arrêt de l'autobus qui était déjà là et semblait m'attendre. Il était à demi rempli et je restai debout, au fond, le cartable collé contre la vitre, pas trop loin de la porte, pour ne pas me retrouver coincé au moment de sortir, car, quand l'autobus est bondé, le passage jusqu'à la sortie n'est pas facile, et le conducteur souvent impatient referme les portes avant qu'on ait pu se frayer un chemin pour atteindre la sortie.

      J'aurais voulu être ailleurs. J'aurais voulu être malade pour pouvoir retourner chez moi. Mais non, tout compte fait, je me portais assez bien. J'éprouvais seulement un léger étourdissement, c'était sûrement parce que je n'avais rien dans l'estomac. Et ma gorge se serrait. Je roulais des pensées lugubres sur la somme d'efforts que j'allais devoir fournir pour tout entendre, tout comprendre et ne rien oublier, ce qui serait au-dessus de mes forces, lorsqu'une tape vigoureuse sur l'épaule me fit sursauter et revenir à la réalité.

      C'était Freddy, mon voisin, qui, lui, ne semblait pas prisonnier des mêmes tourments que les miens.

      « Salut Juju ! » lança-t-il d'un ton joyeux.

        Il était planté là, à me regarder, tout souriant, comme s'il était ravi de commencer une journée pareille.

        Et il l'était.

        Je sentis monter en moi l'envie irrésistible de ne plus être moi, d'être lui, pour échapper à mon angoisse. Freddy, c'était quelqu'un pour qui tout semblait facile. On aurait dit qu'il réussissait tout sans jamais faire aucun effort. Il comprenait tout, tout de suite, et il était content de tout puisqu'il souriait toujours. Même ce jour de rentrée ne l'affectait pas. Je l'observais et je mesurais combien il était différent de moi. Je l'écoutais à peine. Il me parlait de ses vacances, il avait voyagé, il s'était fait de nouveaux amis. Comme il s'était amusé ! Et aujourd'hui il était content de revoir les copains, de connaître ses professeurs. Ce flot de paroles m'étourdissait, me fatiguait, m'empêchait de me concentrer sur les moments à venir. J'aurais voulu ne pas l'avoir rencontré, surtout à ce moment-là, et je savais que je ne pourrais pas me débarrasser de lui avant notre arrivée dans la cour de l'école.

        L'autobus démarra. Il avait fait son plein de travailleurs et d'écoliers. Il se mit à tanguer doucement en traversant la place Dorian, puis il monta la rue du Grand-Moulin. Je me laissai bercer mollement, écoeuré dans les virages, secoué aux arrêts brutaux qui me projetaient dans la foule compacte des voyageurs, ce qui me permettait de rester debout, sans avoir à me tenir, écrasé par cette même foule qui se laissait aller comme une vague. Quinze minutes de trajet suffirent pour m'amener à l'arrêt où je devais descendre. Il se fit un grand vide dans l'autobus car un bon nombre d'enfants allaient au même collège. Plusieurs d'entre eux que je connaissais pour avoir fréquenté la même école que moi l'année précédente me lancèrent des « Salut Juju ! » retentissants. C'est à peine si je leur répondis.

        Je profitai de la confusion pour m'éloigner de Freddy, trop occupé d'ailleurs pour se soucier de moi. Je suivis des groupes, de loin, sans prêter attention à leurs éclats de voix. Pour arriver au portail d'entrée, une contre-allée herbue longeait les hautes grilles métalliques qui faisaient le tour du collège. Au-delà, à travers les arbres, on apercevait la haute bâtisse blanche prolongée par un gymnase d'un bleu flambant neuf ; plus loin, des terrains de sports semblaient se succéder sans fin.

        Cela faisait bien de la différence avec la vieille école de l'année précédente, crasseuse et vétuste, composée de trois maisons accolées de guingois, où l'on passait de l'une à l'autre par des corridors sinueux, comme dans un labyrinthe, source de cauchemars où j'errais sans cesse à la recherche de ma salle de classe perdue à tout jamais, et où j'apercevais, au loin, le directeur menaçant.

        La cour du collège était déjà pleine d'enfants lorsque j'en franchis le grand portail. Je m'étonnai de voir des grands de quatrième et de troisième qui me paraissaient déjà des hommes. On était des centaines. Je ne savais pas où me diriger. Des filles se regroupaient et s'embrassaient. Quelques jeunes garçons avaient repris leurs jeux de l'école primaire, ils criaient en courant entre les groupes et essayaient de s'attraper. Comment pouvaient-ils donc s'amuser avec autant de détachement ? J'attendis dix minutes à l'écart, et ce fut interminable. J'avais envie de faire pipi mais je ne pouvais pas aller aux toilettes parce que j'avais peur que quelque chose d'important se passât en mon absence, comme c'était bientôt l'heure. En outre, je n'osais pas demander où elles se trouvaient. Trop de pudeur peut-être, ou la crainte que l'on rît à la pensée que je ne pouvais contenir mon émotion.

        La sonnerie retentit. Je sentis la sueur perler sur mon front. Le proviseur, digne dans son complet noir, arriva, une liasse de feuillets dans la main. Le silence se fit, à l'exception de quelques murmures encore çà et là dans les groupes des plus grands. Le proviseur, d'un ton péremptoire, annonça qu'il allait faire l'appel, et précisa qu'il ne tolèrerai aucun bavardage.

        J'étais glacé par la solennité de l'instant. Peut-être n'entendrais-je pas mon nom au moment voulu ou ne saurais-je pas dans quel rang me placer. Attentif et tendu, je m'approchai du proviseur.

        Ce fut alors une litanie interminable de noms qui me plongea dans une léthargie dont je sortis brusquement quand j'entendis qu'on m'appelait. Je me dirigeai comme un automate dans le rang que devait constituer la 6ème l2. Lorsque la lecture de la liste de la classe arriva à sa fin, notre professeur principal, Madame Gignoux, prit la tête du rang pour nous conduire dans une salle du troisième étage. Pendant que nous montions l'escalier, certains de mes nouveaux camarades s'autorisèrent à parler à voix basse, chose que jamais je n'aurais pu faire, de peur que l'on me remarquât dès le premier jour. Je regardais le dos de mon professeur qui ouvrait la marche. C'était une femme plantureuse et peu aimable. Elle se retournait par intervalles pour nous lancer un regard froid, droit dans les yeux, afin de nous intimer l'ordre de nous tenir silencieux. Mais sa sévérité restait sans effet sur les bavards qui ne cessaient de chuchoter, certains traînaient les pieds, d'autres encore se bousculaient pour s'amuser, ce qui faisait se retourner une fois de plus notre guide qui fronçait les sourcils et nous examinait l'un après l'autre en arrêtant le rang. Puis, nous reprenions notre déambulation le long des couloirs interminables. Quand nous arrivâmes dans notre classe, mes camarades se précipitèrent pour choisir leur place, les uns près des fenêtres, d'autres au premier rang, d'autres encore devant le bureau du professeur. Nous nous installâmes dans un brouhaha confus de tables et de chaises heurtées ou traînées sur le sol et de cartables jetés aux pieds. Peu enclin à me bousculer pour choisir une place, je me mis à celle qui restait libre dans un coin du fond, après que mes camarades se furent tous installés. J'éprouvai une grande satisfaction à ne pas avoir été forcé de me mettre devant, ce que j'avais redouté. Lorsque tout le monde se fut assis, notre professeur obtint le calme. Nous dévisageâmes tous Madame Gignoux car nous savions que les quelques minutes qui allaient suivre étaient décisives pour elle, pour asseoir son autorité.

        Les enfants se forgent vite un jugement sur les personnes susceptibles d'exercer leur ascendant. Ils savent intuitivement à quel degré s'élèvent la jauge de leur sévérité ou de leur laxisme et celle de leur bienveillance ou de leur froideur ; ils les devinent lorsqu'ils les voient se crisper en jouant vainement un rôle pour se protéger.

        Je la regardai, comme tous les autres, et avant même qu'elle eût parlé, je sentis qu'elle n'avait rien de commun avec notre vieil instituteur qui nous disait bonjour quand il arrivait en classe et qui nous souriait. Une fois de plus, nous entendîmes égrener nos noms. L'élève appelé se levait et elle l'observait tout à loisir pour accoler dans sa mémoire le nom et la frimousse nouvelle.

        « Julien Moineau ! »

          Une vague de murmures et de ricanements se propagea dans les rangées. Je me levai et me laissai scruter, le regard baissé. Puis je me rassis. Mes camarades s'étaient tous retournés, curieux de voir à quel volatile ils auraient à faire. Que n'étais-je donc oiseau, libre de m'envoler si loin, si haut, que personne ne pourrait plus m'atteindre pour me retenir prisonnier !

          Je me sentis triste et honteux dans mon vieux pull-over usagé qu'on n'avait sûrement pas manqué de remarquer. Dans ces bâtiments-là, tout de béton, la lumière vous tombe crûment dessus, il n'y a pas de coin sombre pour cacher sa détresse.

          Freddy me fit un petit signe. Il avait fallu qu'il tombât dans la même classe que moi.

          Les deux heures qui suivirent me plongèrent dans une grande torpeur. Madame Gignoux nous fit lire et signer les consignes qu'il faudrait respecter dans l'établissement. Elle nous expliqua notre emploi du temps qui me parut terriblement compliqué. Nous n'étions pas toujours dans la même salle, les cours ne se terminaient pas tous les jours à la même heure, la classe éclatait parfois en plusieurs groupes pour les travaux pratiques, et je ne compris pas quand et où j'étais dans l'un d'eux. Je ressentis un grand désarroi mais n'osai pas demander des explications de peur d'être la risée de mes camarades. Nos tables se chargèrent chacune d'une pile impressionnante de livres. Il faudrait donc apprendre tout ce qu'ils contenaient ! Cela me parut démesuré.

          La voix tranchante retentit :

          « Vous les couvrirez pour demain ! »

            Nous les entassâmes en forçant nos cartables.

            On ouvrit brusquement la porte. Le proviseur, ses feuillets toujours à la main, entra. La classe se leva comme un seul homme.

            « Madame, dit-il, en s'adressant tout bas à notre professeur, je crains que nous n'ayons fait une erreur, un mauvais calcul : la classe B12 compte vingt-neuf élèves alors que la B13 n'en compte que vingt-sept. Nous allons en faire déménager un dans l'autre classe. Voyons, hésita-t-il, en promenant son regard sur les places du fond et en prenant son temps, le pull-over gris, là-bas, dans le coin !

            Julien Moineau, répondit Madame Gignoux, satisfaite, fière même, d'avoir retenu mon nom, comme elle avait dû retenir tous les autres noms dans un prodigieux effort de mémoire, et elle jeta un regard oblique au proviseur, qui lui sourit d'un air entendu.

            Moineau, vous prenez vos affaires et vous changez de classe ! Allez en salle 213, ordonna-il. »

              Le monde se serait effondré autour de moi, j'aurais éprouvé la même terreur. Dans un silence pesant, mes camarades me regardèrent entasser fébrilement mes affaires dans mon cartable trop petit, chargé déjà bien lourdement. Je ne pus le refermer et le pris tant bien que mal sous le bras.

              « Salle 213 ! répéta le proviseur. »

                Et il m'ouvrit la porte.

                Le couloir se déroula devant moi, interminable, sans que je fusse tout à fait sûr si je me dirigeais du bon côté. Les fenêtres, bien alignées, laissaient entrer la lumière du soleil, vive et blessante. J'avais opté pour la droite, les salles des numéros qui commençaient par 200 devaient être au deuxième étage. Au bout du couloir, il me fallut descendre. Un nouveau couloir longeait les laboratoires de physique-chimie pas encore peuplés d'élèves, avec leur attirail de robinets à gaz, de montages électriques et de tubes à essai. Puis défilèrent à leur tour les laboratoires de langues avec leurs box individuels où résonneraient bientôt des accents nouveaux. Je descendis, je remontai, je descendis à nouveau. Perdu ! Mon cartable trop lourd s'échappa de mon bras engourdi et tomba avec fracas. Il vomit tous mes livres en faisant craquer les coutures. La panique s'empara de moi. Comment m'évader de ce dédale monstrueux ? J'ouvris une fenêtre qui grinça, sinistre, et, le plus vite possible, sans vouloir prendre le temps de réfléchir, pour en finir une fois pour toutes, je sautai.

                 

                La sonnerie retentit. Dans toutes les classes, on pria les élèves de sortir en silence. C'était leur demander l'impossible. La tension était trop forte. Ces heures d'écoute attentive avaient retenu leur énergie qui se libérait d'un seul coup. On se précipita sur ses habits accrochés aux patères. Les cartables furent jetés sur le dos. Le flot des classes se déversa dans les couloirs. La bousculade était complète. On dévalait les escaliers pour arriver le plus vite possible à l'air libre. Des portes du bâtiment, jaillissaient dans toutes les directions des paquets d'enfants criant ou éclatant de rire, chantant parfois.

                 

                Tout près du mur de l'école, sur la pelouse humide et froide, je gisais, silencieux, les yeux grand ouverts.

                 

                Texte de Mamiehiou

                 

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                  1 décembre 2017 5 01 /12 /décembre /2017 01:52

                  Visite en Enfer

                  Je pensais que ma vie n'était pas excitante.

                  Et je cherchais ailleurs. Pure curiosité.

                  Surgit alors soudain une hidosité1,

                  Indescriptible horreur, épouvantable chose.

                  Je regrette bientôt, en fille repentante,

                  D'avoir quitté si tôt le monde des vivants.

                  Des monstres m'attendaient que j'avais vus avant,

                  Patientes gargouilles au front des cathédrales.

                  Ils dardent vers mes yeux les leurs noirs et glaçants

                  Et leurs cris terrifiants roulent comme des râles.

                  Haine feu, haine sang, menaces incarnates.

                  J'aurais voulu m'enfuir, las ! la porte était close.

                  Lasciate ogni speranza voi ch'entrate !2

                  Vous qui entrez ici, laissez toute espérance !

                  Mais voilà qu'un démon use d'outrecuidance

                  Et fort de son audace essaie ce que nul n'ose,

                  M'emparouille et m'endosque3 à l'instant contre terre.

                  Me faudra-t-il toujours boire la coupe amère ?

                  Je crie et me débats en implorant le Ciel ;

                  Mais le Diable vengeur vomit sur moi son fiel.

                  Personne pour me voir ni plaindre mon malheur.

                  Je ne puis que me tordre et hurler de douleur.

                  Ah, nul Orphée4 pour moi n'eût défié Cerbère5,

                  Nul amour assez grand n'eût forcé la barrière

                  Pour venir m'arracher à cet infâme endroit

                  Où nul espoir n'advient, ni n'advient nulle foi !

                  C'est alors que paraît la file infortunée

                  De ceux que j'ai croisés dans ma vie désertée :

                  Ernest6, Henry, Gérard, Romain et Cesare

                  Et Stefan, ô Stefan, toi que j'ai tant aimé !

                  Eux de même ont bravé la sentence divine,

                  Ils ont rejoint ici, ce lieu qu'on abomine.

                  On ne les entend plus car se sont tues leurs voix.

                  Le suicide a paru comme un ultime choix.

                  Fallait-il que j'osasse ici m'aventurer ?

                  Ô mon Dieu, ô mon Dieu, vas-tu m'abandonner ?

                  Mon enfant, qu'as-tu donc à gémir, à pleurer ?

                  Réveille-toi ; c'est l'heure de venir m'embrasser.

                   

                  Notes

                  1-Hidosité : "Ils sont depuis si longtemps entourés de la vue du mal qu'ils ne le considèrent plus de près, et n'en découvrent plus la hidosité et les effroyables conséquences." Edouard Panchaud, Intercession d'Abraham pour Sodome.

                  2-L'enfer de Dante : Lasciate ogni speranza voi ch'entrate ! Laissez là toute espérance, vous qui entrez.

                  3-m'emparouille et m'endosque : créations lexicales du poète Henri Michaux

                  4-Orphée avait arraché des enfers sa bien-aimée Eurydice.

                  5-Cerbère est le chien à trois têtes qui garde l'entrée des Enfers. Il empêche ainsi ceux passant le Styx de pouvoir s'enfuir.

                  6-Ernest Hemingway, Henry de Montherlant, Gérard de Nerval, Romain Gary, Cesare Pavese

                  et Stefan Zweig. Tous se sont suicidés.

                  Cesare Prononcer é les e.

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                  15 mai 2017 1 15 /05 /mai /2017 17:10

                  POUR ADULTES

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                  ADDICTION

                   

                  Jamais au grand jamais, je n'aurais pu imaginer que je puisse en arriver là. Mon tort, c'est d'aimer trop. Il est la source de tous mes désirs, de toutes mes angoisses, de toutes mes obsessions. Je ne peux me défendre de rechercher sans relâche ce pincement au coeur, cette bouffée de chaleur qui me submerge soudain comme un raz-de-marée, cet étourdissement exquis, ces picotements particuliers au bout de mes doigts et d'autres choses encore, tyranniques.

                  Je n'y peux rien. C'est comme ça. À voir toutes ces femmes affriolantes que je croise chaque jour, je devrais être un homme comblé. Mais voilà, mon surmoi* hyperdéveloppé exige que je contienne résolument les élans difficilement répressibles qui me portent à jouir par tous mes sens exacerbés, là, d'un souffle parfumé qui dilate mes narines enivrées, là encore, d'une voix chaude et envoûtante à la musicalité particulière, plus loin, d'une cuisse galbée que laisse entrevoir la robe légère soulevée par une brise opportune, ou bien du balancement suggestif d'une chute de reins que je regarde, pensif, s'éloigner, et tout près, sans que j'y prenne garde, d'un regard profond où je me plais à plonger sans retenue aucune, jusqu'à m'y noyer, un jour, qui sait. Je pourrais citer mille choses encore qui me font vibrer sans pouvoir m'en défendre. Y penser me met dans un état tel qu'il m'est difficile de continuer à vivre ainsi, à regarder, à sentir, à entendre, sans pouvoir goûter comme il me plairait de le faire, à tant de plaisirs qui s'offrent à moi, à portée de vue... à portée de main... à portée de bouche... Ma raison vacille, mais combien délicieuse est l'idée d'y pouvoir succomber !

                  L'imagination est puissante, elle ajoute, à la réalité, des pouvoirs sans limites. Je ne puis échapper à la vague déferlante qui m'emporte, et je me condamne chaque fois, à ne pouvoir résister sans souffrir au martyre de mes sens impérieux.

                   

                  À Dieu ne plaise ! Ce siècle me sied à merveille, il m'ouvre tous les possibles. Libéré des contraintes qui ceignaient si fortement les esprits il y a quelques décennies à peine, je me sens fébrile à voir autour de moi ce qui suggère, à qui mieux mieux, les tentations. On s'en donne à coeur joie. On jette allègrement sa gourme ! Et son bonnet par dessus les moulins !

                  Qu'on écoute la radio, ce ne sont que rires incongrus laissant éclater l'impudeur. Qu'on regarde la télévision, on n'échappe pas au spectacle des étreintes lascives des corps qui, impunément, se livrent, débarrassés de toute censure morale, attitudes qui provoquent au fond de soi l'on ne sait quoi qui taraude. Le sexe est bien là, qui se tapit dans les images et les mots. Il ne faut pas chercher longtemps pour le rencontrer. Il s'offre. Il s'impose même, sans qu'on le veuille, sans même qu'on s'en méfie.

                  Une permissivité sans limite, voilà ce dont je rêve. Ne s'est-elle pas installée déjà d'une certaine façon, à tel point qu'elle semble avoir toujours existé ? Et moi, homme du commun, je me laisse aller, porté par l'air du temps, fils de soixante-huitards, semblable au plus grand nombre, n'ayant reçu dans mon enfance aucune borne à mes instincts, imitant sans état d'âme ce que je voyais autour de moi, ma famille, les amis que je fréquentais, les modèles qui, dans les médias, s'offraient à moi sans compter.

                  Non ! Je ne suis pas un monstre libertin ! Je suis un être humain comme les êtres lambda que l'on croise à chaque instant. Je ne suis pas responsable de ce qui me pousse à agir. Pourquoi le serais-je ? Et qu'est-ce que cela veut dire en vérité ? que l'on a peur de se jeter dans l'aventure, que l'on craint d'être montré du doigt si l'on est démasqué ? Mais bien au contraire : on se délecte à l'idée de représenter le mâle jouisseur, celui qui ne craint pas la foudre des bien-pensants, en reste-t-il encore, je vous le demande ? celui qui sait adroitement brûler la vie par les deux bouts, sans l'ombre d'un remords. Le fin du fin, c'est de savoir jouer avec son destin. J'ose. Le monde est à moi ! Pourtant, je suis un homme tout simple, mais un homme qui sait regarder et humer les femmes qui passent. Prêt à fondre sur celle qui me lance un regard. À ce moment précis, je lis dans sa pensée. Je sais. C'est tout. Le champ est libre. J'obtiendrai ce que je veux sans violence aucune. Ai-je jamais voulu faire du mal à quiconque ?

                  C'est ELLE qui décide en somme. Pour les autres, je les laisse tranquillement passer leur chemin. Je ne suis pas un prédateur. Je suis innocent !

                   

                  J'ai essayé le mariage parce que je ne sais pas dire non. Cela m'a pris, un beau jour, sans trop réfléchir, seulement pour savoir. J'ai cru que ce serait un patch qui me calmerait. J'aurais pu alors réserver mon énergie pour d'autre chose. Mauvais calcul ! Alors, je me suis marié ailleurs. Hélas ! Mes deux épouses d'aujourd'hui ne me comblent pas. La vie est compliquée avec Louisa et Mélanie. Je compose des partitions amoureuses adaptées à chacune d'elles. Si je rêve la nuit, je crains de parler trop, de susurrer un nom... le nom de l'autre.

                  Je les entraperçois entre deux escales aéronautiques. Je me sens tout accaparé. Elles se sont mises à faire des enfants. L'une deux, l'autre trois. Je leur ai dit que j'étais bâtisseur de barrages. Je m'absente, je reviens, je m'absente, c'est la valse des va-et-vient, le mambo exotique et sensuel, ou la samba si vous voulez, un pas en avant, un pas en arrière. Je ne cesse de danser. Financièrement je fais face. Je me compose une image de Père Noël quand je rentre de voyage. Les cadeaux compensent tout ce que j'aurais dû faire. Pire ! J'ose me plaindre : « Mon amour, il y a si longtemps... » Tour à tour je les enlace, tour à tour je les embrasse. Baise m'encor, rebaise-moi et baise**, me murmure Louisa qui frissonne. Mélanie ne dit rien. Elle me prend. Et je me laisse aller au plaisir sans mot dire. Je les connais par coeur. Pas encore rassies, elles sont si sûres d'être aimées, si sûres d'être comblées. Elles brûlent tour à tour. J'en ai mon compte. Ah ! Je les ai bien choisies ! Vibrantes et pathétiques.

                   

                  Et parfois me voici las de l'une, et aussi las de l'autre. Vos enfants ? me direz-vous Pas le temps de les connaître. Pour n'en avoir aucun regret. Je les laisse à leur mère comme un os à ronger.

                   

                  Quel est soudain ce désir de liberté qui m'étreint et ne me lâche plus ? Je suis plus gaillard que jamais ! Il me faut d'autres aventures, vivre avec un coeur tout neuf, découvrir un amour tout neuf, me laisser surprendre d'autres fois encore. Rechercher la fraîcheur, la nouveauté, l'innovation peut-être, l'inédit sûrement. D'autres odeurs, d'autres douceurs, d'autres grains de peau, d'autres carnations : olivâtre ou rose, noire ou laiteuse. Pourquoi devoir choisir ? Les avoir toutes ! Sans raison garder. Sans coup férir.

                   

                  Je me souviens de ma toute première épousée. Elle était bien belle ma foi, et douce, et patiente avec son diable d'homme. Je ne sais pas rompre. C'est bien là le hic. Je crains les pleurs, les gémissements, les supplications, les harcèlements peut-être... Non, non et non ! Je taille dans le vif. Je disparais. Mon nom vient s'ajouter à la liste nombreuse de ceux que l'on recherche — que l'on recherche sans succès. Je suis devenu un John Doe suivi d'une suite impressionnante d'alias. Je ne les compte plus.

                  On vient d'établir un fichier national qui rassemble et compare l'ADN des disparus. Quatre-vingt-dix-sept personnes recherchées se retrouvent avec le même ADN. C'est moi ! Ce n'est que moi. Qu'est-ce que je risque si l'on me retrouve ? Voyons un peu... Polygamie ! Je serai accusé de polygamie. Je l'aurai bien mérité, me direz-vous. Et la clémence alors ?

                  Le pire : ce sont les pensions que j'aurai à payer à mes femmes. Il ne me restera plus un sou. J'ai un bon job. Je vis très à l'aise. Mais mes deux-cent-soixante-quinze enfants vont me ruiner. Il faudrait que je meure pour de bon et qu'on efface à tout jamais l'image de l'ennemi amoureux, gros de près de cent avatars dont les dossiers encombrent les commissariats.

                   

                  Voilà que ce matin, en lisant le journal, je tombe par hasard sur un bel article qui me concerne. À la une ! Excusez du peu ! Interpol est sur les dents. Je me sens un peu traqué tout à coup. J'ai une belle gueule sur la photo. Va falloir que je me la démolisse un peu. Histoire, à l'avenir, de passer inaperçu.

                  Me tailladerai-je ? Me brûlerai-je au vitriol ? Ou me confierai-je à un chirurgien esthétique qui aura tôt fait de percer mon identité et auquel il me faudra payer, et encore payer des sommes considérables pour acheter son silence ? L'affaire n'est pas simple !

                  Encore faut-il que je reste consommable par la gent féminine, je ne peux décidément pas m'abîmer le portrait.

                   

                  « Archibald ! Où est passé le journal ? Je ne peux plus y mettre la main dessus ! »

                  Ah ! C'est Mélanie qui se rappelle à mon bon souvenir. Quelle nuit nous avons passée ! Me faudra-t-il me résoudre à renoncer désormais à tout ce dont cette douce épouse est capable ?

                  « Que t'intéresses-tu aux nouvelles, ma chérie ? Nous avons mieux à faire ce matin ! »

                  Et voilà que je la baisouille, que je la chatouille, que je la moumouille et la farfouille et la coucouille et la foutrouille. Sûrement pour la dernière fois.

                  L'étreinte lasse, je lui fais en pensée mes adieux. Comme elle va me regretter ! Comme elle va me haïr ! Comme elle va fantasmer sur mon souvenir !

                   

                  Je ne verrai pas Louisa. Ce serait trop risqué. Elle a dû faire le rapprochement avec moi quand elle aura vu ma bouille exposée, non plus seulement sur le journal, mais à la télé !

                  « Fripouille ! aura-t-elle murmuré entre ses dents, fripouille ! »

                  On y parle beaucoup de moi. Peu à mon avantage. Des femmes font la queue, pour dire leur témoignage. Certaines rient, certaines pleurent, de regret ou de rage, d'autres encore vocifèrent, d'aucunes enfin ! vantent mon savoir-faire. On fait défiler mes enfants. Floutés évidemment ! Je ne les connais pas tous mais je suis bien ému de les voir si nombreux. Je les aime. Et eux ? Comme ils seront fiers de leur père, bientôt, quand ils connaîtront toute l'histoire !

                   

                  Tout seul, dans mon petit pied à terre, mon refuge que nul ne connaît, je médite. J'ai perdu mon job, mes collègues ne doivent pas s'attendre à me voir revenir et j'imagine les quolibets nombreux dont ils doivent m'affubler. Encore heureux que je n'aie pas à les essuyer. Tous des jaloux !

                   

                  Je prends mes grosses lunettes de soleil, un bonnet bien couvrant, mon vieil imperméable à la Colombo et je sors. Je me promène le long de la berge du Rhône, fleuve autrefois fougueux et indocile dont on a calmé le flot impétueux. Et je veux bien souffrir la comparaison avec lui.

                  Ah ! Le pouvoir des hommes qui veulent mettre bon ordre dans la morale ! Que ne suis-je caméléon pour me fondre dans leur monde, ni vu ni connu ! Que ne suis-je sultan, cerf ou coq pour me donner sans compter, sans qu'on jette sur moi l'opprobre et l'anathème !

                   

                  L'eau grise des montagnes coule à mes pieds, vive et glacée. Une main vigoureuse soudain se pose sur mon épaule.

                  « Ah ! Ah ! Monsieur le séducteur ! Je vous tiens ! »

                  L'inconnu ricane. Il brandit une paire de menottes bien faites pour arrêter toute velléité. Je me vois déjà embastillé. Je me vois déjà sevré de coït, sinon d'amour.

                   

                  La vie est une chose bien dégoûtante. Elle offre à votre vue tout ce qui est désirable et vous punit d'avoir désiré.

                  D'un geste intempestif, je me dégage soudain, je cours, je saute dans l'eau libératrice. Et je coule sans me débattre, moi, le fier étalon qui, à la belle saison, savais si bien pavoiser sur les vagues écumeuses de l'océan et qui me laissais admirer, convoiter, et siffler, et draguer, puis aimer, aimer, et encore aimer...

                  Texte protégé

                   

                  NOTES

                  * Le ça, le moi et le surmoi, voir Freud

                   

                  **« Baise m'encor, rebaise-moi et baise.

                  Donne m'en un de tes plus savoureux... »

                  Emprunt à Louise Labé, la Belle Cordière - 1524-1566

                  Retrouvez le poème > Poèmes d'amour – Tome 2 - Florilège proposé par mamiehiou

                   

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                  7 avril 2017 5 07 /04 /avril /2017 08:20

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                  LE REGARD DES AUTRES

                   

                  Dans un pays du nord, fort éloigné du nôtre, vivait un jour un jeune garçon, si petit, si contrefait, qu'on avait peine à reconnaître qu'il appartenait à la famille des humains. Comme si le sort avait pris plaisir à s'acharner sur lui davantage, il avait perdu son père et sa mère, sitôt sorti de l'enfance. Tous les deux avaient succombé à des maladies inconnues, et le pauvre orphelin entendait douloureusement autour de lui, les murmures d'une suspicion malveillante.

                   

                  Ainsi était-il resté seul, abandonné de tous, à vivre dans la petite cabane que son père avait construite au plus profond du bois. C'était tant bien que mal qu'il avait survécu, grâce à son côté débrouillard et inventif, comme l'avaient fait les chasseurs-cueilleurs et les pêcheurs à l'origine de l'humanité.

                   

                  August, c'était là son nom, nom qui collait, à la vérité, bien mal à sa figure, August donc, s'était fait une vie bien réglée.

                   

                  Il se postait chaque matin sous le porche de l'église du village et ne tendait pas la main. Si les regards sensibles s'étaient posés sur sa mine disgracieuse à faire peur, on n'aurait pas hésité à le bastonner illico pour le faire déguerpir car on aurait craint qu'il ne fît avorter les femmes grosses et tourner le lait dans les mamelles des allaitantes. Alors il se cachait soigneusement le visage des deux mains, sa capuche trouée de part en part ne l'eût pas assez protégé.

                  Assis en tailleur sur le sol le plus souvent glacé, il déposait devant lui un vieux nid d'hirondelle où venaient parfois s'entrechoquer quelques rares pièces jaunes que les paroissiens les moins insensibles lui concédaient dans l'espoir de gagner la reconnaissance du ciel. À le voir si mal loti, certains étaient convaincus qu'il portait les stigmates de crimes ancestraux, comme le leur avait appris la Bible en ses textes anciens, les fautes des parents retombant fatalement sur leurs enfants.

                   

                  On sait bien aujourd'hui que cela n'est pas vrai, mais le pasteur n'était pas homme à jouer l'exégète. De sa voix tonitruante sous les voûtes romanes, il hypnotisait les consciences, et ses brebis, qu'elles fussent fidèles ou égarées, croyaient dur comme glace, qu'Adam était leur père et Ève leur mère. Quant à cette dernière, ils auraient préféré ne pas en être aussi sûrs quand ils en connaissaient la fâcheuse crédulité.

                  Ainsi, dès matines, August se tenait-il devant la vieille église. L'obscurité était presque totale, puisque, comme on le sait, le soleil ne se lève pas avant le jour. Seules quelques lanternes tremblotantes jetaient comme à regret leurs lueurs craintives sur le pauvre hère. À cette heure-là, il ne récoltait rien, car les mains qui passaient à la hauteur de sa tête étaient dévotement mais bien douillettement recroquevillées dans leurs moufles.

                   

                  Il n'était rien. Il n'existait pas. Il se serait changé brusquement en statue de granit pour devenir le compagnon anachronique des apôtres alignés depuis des siècles sur l'archivolte du tympan évangélique, personne ne s'en fût aperçu. On l'eût pris pour un monstre grimaçant, une gargouille égarée comme on savait si bien les imaginer en un temps où l'enfer était pavé de braises.

                  Il restait là, heureux, patient, serein, dans l'attente qu'il se passât, pour lui seul, chaque jour, un événement miraculeux.

                  Lorsque l'office se terminait, il regardait entre ses doigts, sortir un à un, comme des fantômes vêtus de noir, les hommes et les femmes dont le coeur était tout vibrant de cantiques. Le sermon portait parfois sur la charité. C'étaient ces jours-là que quelques piécettes tombaient dru.

                  Lorsque l'église s'était vidée corps et âmes, August y pénétrait, frissonnant de froid et de joie imminente. Il s'assoyait sur la stalle sculptée, patinée depuis des lustres par de pieuses fesses et interdite au commun des mortels, il ôtait sa capuche devenue inutile, et se mettait à regarder fixement la madone, noble et accueillante, debout sur l'encorbellement. C'était la chose la plus belle qu'il lui fût donné de voir. Avec sa longue robe blanche, la ceinture bleu ciel qui marquait sa taille, la couronne d'étoiles qui flamboyait à la lueur des cierges, la statue de Marie resplendissait. Le visage, empreint de douceur et d'exquise aménité gratifiait August d'un sourire virginal.

                  Le coeur d'August était comblé.

                  Il se passait des heures avant que le contemplateur à l'âme sensible, touché par le silence et la sainteté du lieu, se mit à voir s'animer la madone impassible.

                  Que ce fût la rémanence rétinienne qui veut que, quand on regarde longtemps un point, un halo lumineux et coloré se crée autour de lui, dû à l'infinitésimal et involontaire mouvement de la pupille, ou bien qui sait, un effet de ses neurones miroirs, August voyait clairement une jeune femme devant lui, attentive à sa présence et qui ne détournait pas le regard comme les autres femmes avaient coutume de le faire. Une aura arc-en-ciel vibrait autour d'elle, comme si l'Arche d'Alliance1 l'eût sanctifiée.

                   

                  Chaque jour, August restait là, absorbé, fasciné, captivé, ébloui, jusqu'à ce que la voix tonnante du pasteur, partie du fond de l'abside, ne retentît pour lui reprocher mille maux.

                  August se levait, tremblant, pris sur le fait comme un mauvais larron. Il s'enfuyait à toutes jambes pour rejoindre dans son bois la tranquillité retrouvée où seules les biches, ses compagnes, venaient à sa rencontre et broutaient délicatement dans ses mains les rares brins d'herbe cueillis sous la neige.

                   

                  August n'était ni stupide ni superstitieux. Il savait bien que ce n'était pas la vraie Vierge Marie qui lui souriait : il était assez lucide pour reconnaître qu'il n'avait rien d'un saint et que l'Immaculée Conception, comme elle se nomme elle-même, n'avait pas le dessein de lui apparaître. Mais il lui était doux de s'en laisser accroire, et il renouvelait chaque jour ce plaisir, assis sur le siège vénérable, pour s'imaginer qu'il appartenait à une essence supérieure digne d'une cour sacerdotale.

                   

                  On pourrait s'étonner de voir que dans ce bout du monde, le luthéranisme n'avait pas pu accomplir son oeuvre intégrale de destruction de la foi papiste. On était encore sensible au pouvoir d'intercession des saints et l'on aimait à les célébrer sans en être inquiété par une hiérarchie autoritaire mais beaucoup trop éloignée pour qu'elle se souciât du salut de ces âmes perdues au diable vauvert. C'est pourquoi l'on entendait souvent raconter en chaire l'épopée malheureuse de la croisade de Saint Erik, et là encore se transmettaient de génération en génération Les Révélations de Sainte Brigitte qui remit le roi Magnus dans le droit chemin.

                   

                  Ah ! Comme on était loin des crises de conscience qui sévissaient dans le pays ! Et des querelles théologiques qui donnaient lieu à des discussions sans fin ! Dans la petite île perdue d'August, on n'avait jamais entendu parler ni de piétisme, ni de jésuitisme, ni de rationalisme, ni de libre pensée.

                   

                  Mais comment n'être pas surpris de la présence de la belle madone, gracieuse et transcendante, tout nouvellement arrivée dans ce lieu iconoclaste ? Il faudrait raconter l'odyssée de ce pauvre pêcheur d'Islande2 perdu en haute mer, menacé de naufrage, que les vagues avaient emporté vers ce bout de terre inconnue. Il avait été sauvé de justesse grâce à ses prières mariales, et il avait laissé sur le rivage, havre salvateur, la madone qui venait tout droit de France, comme cadeau à cette île qui ne figurait même pas sur ses cartes marines, vieux portulans à mettre à jour.

                  Les villageois avaient trouvé la statue, sans savoir comment elle avait échoué là, don du ciel assurément, et elle fut transportée en grande pompe dans la maison de Dieu, où depuis elle ne cessait d'émouvoir les coeurs.

                  Surtout celui d'August.

                   

                  Il faut dire que le village offrait bien peu de distractions. Trois ou quatre fois l'an, venait du continent un cinématographe ambulant qui proposait des films projetés sur une grande toile blanche tendue entre deux troncs dénudés. Tous, ravis de ce divertissement, donnaient leur écot. Grâce à sa petite taille, August parvenait à se faufiler et à se faire passer pour un enfant. C'était gratis pour lui. Quelques malotrus avaient parfois bien envie de le dénoncer, mais on les poussait du coude en leur intimant de n'en rien faire. Tous n'étaient donc pas aussi mauvais. On subodore même que certains avaient pitié de lui, mais, de nature moutonnière, ils s'en cachaient bien. C'étaient les films du cinématographe qui avaient donné à August l'idée qu'autre chose existait au-delà de la mer, que son pays ne se bornait pas aux plages de cailloux blessants et aux falaises crayeuses qui devenaient violettes au soleil couchant, bords de mer qu'il avait parcourus maintes fois et qu'il aimait, particulièrement lorsque les vagues déchaînées crachaient leur écume mousseuse et venaient s'écraser en grands flocs. C'était un jeu excitant que de marcher trop près du rivage au risque qu'une lame scélérate l'arrachât de ses griffes monstrueuses.

                  La conviction qu'il avait, qu'un monde existait tout autour de son île, s'était renforcée le jour où il avait dérobé dans le presbytère Le merveilleux voyage de Nils Holgerson3 qu'il avait lu et relu avidement. Il aurait bien voulu, comme Nils, chevaucher l'oie vagabonde, et puis franchir les mers pour ne plus revenir.

                   

                  Partir... Partir...

                   

                  August restait des heures et des jours plongé dans ses rêveries. Bientôt, il se mit à regretter le temps où la contemplation de la madone remplissait son coeur et suffisait à son imagination.

                  Il sentait monter en lui le sang viking, fort et intrépide, qui avait permis à ses aïeux de se rendre maîtres de l'océan hostile et de parvenir aux confins du monde.

                  Il fuirait pour de bon les visages malveillants qu'il avait peur de croiser dans son propre village. Il rencontrerait là-bas des gens qui ne se sauveraient pas à son approche, des gens qui lui ressembleraient. Il s'imaginait les saluant sans se voiler la face ; il pourrait même leur adresser la parole ; peut-être, qui sait, pourrait-il les appeler par leur nom ; mieux encore, il aurait l'audace de leur serrer la main. Il ne verrait plus la lueur de dégoût et de haine dans les regards qui se poseraient sur lui. Il n'entendrait plus les ricanements et les sobriquets dont on l'affublait et qui lui brisaient le coeur.

                  Plus les mois passaient, plus il sentait grossir en lui l'impatience.

                  Pour la distraire, il lui arrivait de vouloir s'approcher de ses semblables (bien dissemblables à dire vrai). Qu'il sût depuis longtemps que tout commerce avec eux était impossible, cela ne faisait aucun doute, mais les épier sans qu'ils pussent s'en apercevoir, voilà l'idée qui se mit à germer dans son âme solitaire.

                   

                  Chaque soir, à l'heure du crépuscule, il prit l'habitude de se mettre en route en direction du village.

                  Il se faufilait à travers les ruelles en prenant garde de ne rencontrer âme qui vive. Il se postait près des fenêtres faiblement éclairées lorsque les longues soirées d'hiver réunissaient plusieurs familles et que le conteur, inspiré par les vieilles légendes, évoquait le dieu Thor si effrayant dans son char tiré par ses deux boucs, dévalant les nuages transpercés d'éclairs en faisant un vacarme abominable. Comme il était menaçant, ce dieu gigantesque quand il brandissait sans pitié Mjölinir, son horrible marteau, pour combattre les Géants !

                  Les enfants écoutaient, terrifiés, et ponctuaient de soupirs et de cris les exploits de celui qu'ils connaissaient bien, pour l'avoir entendu, en tremblant, les jours d'orage.

                  Le conteur les emmenaient parfois vers Thulé4, l'Ultima, la fabuleuse contrée qui s'étendait aux confins du septentrion ; il évoquait la triste histoire de son roi qui reçut une coupe ciselée d'or à la mort de sa bien-aimée ; lorsqu'il sentit sa fin proche, ce roi fidèle lança dans les flots le vase vénéré afin que personne ne pût le recevoir en héritage.

                  L'émotion était palpable dans l'auditoire qui avait pourtant mille fois entendu l'histoire tragique. Les adultes mêmes essuyaient furtivement les larmes qu'ils ne pouvaient retenir.

                  On se passionnait encore à l'écoute des sagas islandaises qui se transmettaient de bouche en bouche, depuis la nuit des temps. S'y mêlaient avec bonheur la vie des grands rois scandinaves, et l'épopée des héros celtes et germaniques. On rêvait de Snorri le Godi, de Njáll le Brûlé, de Sigurd, le Siegfried de la mythologie allemande, et des Chevaliers de la Table Ronde (qui n'ont pas fini de faire florès ! )

                  Toutes ces merveilles excitaient l'imagination d'August. Il ne se contentait plus de sa propre vie, le quotidien même de ses congénères lui devint insupportable. Que connaissait-il du bonheur des autres ?

                   

                  Certains soirs, il regardait une famille se retrouver à la fin de la journée autour de la table de chêne. La mère y déposait la lourde marmite fumante où la soupe de châtaigne bouillait encore, et elle servait lentement, louchée après louchée, son homme et ses enfants. Leurs bavardages cessaient quand les grosses cuillères se mettaient en branle. August se croyait avec eux, humant et savourant de concert la soupe avalée à grandes lampées, après que chacun eut soufflé sur son assiette pour la refroidir. Puis, les enfants couchés dans l'alcôve entrebâillée, le père et la mère regagnaient leur lit dans l'encoignure sombre. Les flammes du foyer, moribondes, jetaient d'avares lueurs sur les époux qui se retrouvaient. Mais il n'y avait nulle joie dans leurs étreintes lasses.

                  August, déçu, s'en allait dans sa forêt profonde sans l'espoir d'une vie meilleure. Nulle jalousie ne le tourmentait. Il voulait autre chose qu'il ignorait encore.

                   

                  Nostalgie du Paradis Perdu qui envahit les êtres sensibles jusqu'à ce que les poings se serrent, que le sang bouillonne, que la poitrine éclate, trop pleine de colère, de désir et d'impuissance !

                   

                  August restait prostré des heures et ses larmes lui brûlaient le visage dans la nuit glacée.

                  Peu à peu, la nature lui procurait une sérénité bénéfique et parvenait presque à calmer ses ardeurs douloureuses. C'était tantôt le bruissement des arbres agités par le vent, tantôt le craquement des branches sèches sous les pas des animaux sauvages, tantôt les hululements et les chuintements qui s'appelaient en brisant l'air pétrifié, et là-bas, tout là-bas, le chant rythmé de la vague sempiternelle.

                  Las et vaincu, August sombrait enfin dans un sommeil profond et sans rêves.

                   

                  Un dimanche, alors que l'hiver touchait à sa fin, August s'approcha du lac où la fête battait son plein. Ce n'était pas encore le printemps, mais des signes prometteurs ne laissaient aucun doute. Le givre faisait toujours scintiller ses cristaux sur les rameaux où bientôt se gonfleraient de vie les bourgeons naissants. Le perce-neige, trop fier d'être le premier à enchanter les coeurs, effleurait çà et là les regards pleins d'attente. Mais les journées étaient encore bien courtes et il fallait profiter de leurs quelques heures lumineuses pour emmagasiner toute la joie du monde.

                  Les jeunes filles aux robes plus courtes que celles de leurs mères et souvent colorées, virevoltaient sur la glace qui crissait sous leurs danses légères. Leurs jeunes partenaires, tout émoustillés par la sève nouvelle qu'ils sentaient obscurément monter en eux, faisaient des rondes étourdissantes en criant les noms des demoiselles. C'étaient des rires et des chants à n'en plus finir.

                  Ce spectacle joyeux amusa fort August qui soudain crut avoir des ailes et il s'élança sur la piste glacée. Il y fut accueilli par des cris stridents, comme si le diable en personne fût apparu. Et toutes les jeunes filles et tous les jeunes gens se dispersèrent sans crier gare. August, comme frappé par la foudre, resta seul au milieu du lac. De grosses larmes se mirent à couler le long de ses joues creuses et se glacèrent, distordant les chairs. Il serait resté là, longtemps, à geler sur place, si un sentiment de haine féroce ne l'avait ébranlé, et son corps se mit à trembler de rage, de dépit et de froid. Sa tête en feu lui faisait mal. Jamais encore il n'avait éprouvé cette émotion si vive qui le débordait.

                  Il ne sut plus qui il était.

                   

                  Jusqu'à ce jour, il avait supporté la bêtise, l'avarice, l'indifférence, l'hypocrisie. Il s'y était habitué. Il s'en était même accommodé. C'était le triste décor que lui offrait le monde des gens d'âge mur et celui des vieillards. Mais toute cette jeunesse à laquelle il aurait pu appartenir, avec laquelle il aurait pu rire et chanter, pourquoi le rejetait-elle ainsi ? Ne savaient-ils pas tous qu'il était un jeune homme ? Un jeune homme comme eux malgré les apparences ? Étaient-ils tous des crétins, des gens bornés, des sans-coeur et sans âme pour le rejeter ainsi, sans qu'il pût dire un seul mot pour se défendre ?

                  Il eut le sentiment de ne pas appartenir à leur race.

                  Il était celui qui est différent, celui dont on éprouve une peur viscérale, comme venue du fond des âges, celui qu'on n'a jamais voulu ni regarder, ni écouter, ni comprendre.

                  On ne lui avait donné aucune chance.

                  C'est alors qu'August décida que les choses n'en resteraient pas là. Il attendit son heure.

                   

                  Le dimanche suivant, August se cacha soigneusement derrière un buisson gros de neige durcie, sur la berge du lac. Il vit arriver un à un les couples qui s'étaient formés depuis peu, enlacés à la taille. Ils se souriaient et plaisantaient.

                  « Ils ont l'air heureux, se dit August. »

                  Le spectacle était bien joli à voir. C'était à qui faisait sur la glace les figures les plus folles.

                  August admirait sans broncher. C'est tout juste s'il n'avait pas oublié sa colère. Cependant, l'apaisement qu'il ressentait n'était pas totalement innocent.

                  Il entendit soudain près de lui des petits pas qui craquaient sur la neige. Une jeune fille, rose à souhait, lui sourit sous son chapeau de fourrure fauve quand il se retourna. Se pouvait-il qu'elle ne s'enfuît pas comme il s'y attendait ? Elle s'accroupit, comme lui, tout près de lui.

                  « C'est un joli point de vue ! On y embrasse tout le lac du regard », dit-elle pour rompre la glace.

                  Ce n'était pas le lac qu'August aurait bien voulu embrasser. Mais il n'était pas fou. Il n'avait jamais parlé à aucune jeune fille, ni vu l'une d'entre elles d'aussi près. Il resta coi, de peur que sa voix rauque et mal assurée la fît s'enfuir pour le coup, d'autant plus qu'il n'aurait rien trouvé à lui dire. Il savoura la douceur de la sentir si proche, et ses tempes se mirent à battre.

                  « Je sais bien que tu ne viendras pas sur le lac aujourd'hui. »

                  Elle se leva brusquement.

                  « Je suis contente de t'avoir parlé. »

                  Est-il possible de décrire l'effet délicieux qu'August ressentit à l'écoute de ces suaves paroles ?

                  Il la vit courir et s'éloigner pour rejoindre les autres, et elle s'élança sur la glace telle une ballerine pleine de grâce.

                  Mais que fait-elle ? Elle s'éloigne du groupe ? Elle se rapproche de la berge aux sapins bleus ?

                  Pourquoi elle ?

                  Brusquement, la glace craqua sous les pieds de la belle. Un cercle pervers, creusé par qui l'on devine, s'ébranla et se déroba sous elle. Tout son corps glissa lentement dans l'eau profonde, et elle disparut comme si elle eût été la petite sirène.

                  « Non ! Je n'ai pas voulu ça ! murmura August dans un souffle. »

                  Il se précipita comme un fou près de la cassure. Tous les jeunes gens crièrent et coururent en direction de la berge d'où August, sans hésiter un instant, plongeait.

                  Cela dura une éternité.

                  Il nageait dans l'eau bleue et cuisante. Et l'on aurait pu voir, au-dessus de lui, le toit de la glace épaisse où couraient en sautillant les bulles prisonnières. Il cherchait la jeune fille qui s'enfonçait lentement. Lorsqu'il vit ses longs cheveux flotter et ses bras en croix qui ralentissaient sa chute, il la saisit dans sa descente fatale. La remontée fut difficile.

                  Les hourrah et les applaudissements l'étourdirent à sa sortie de l'eau. Il n'avait pas été long à retrouver le trou criminel.

                  La jeune fille fut enlevée prestement. Ses compagnons se dévêtirent pour l'envelopper de leurs manteaux épais. On l'emmena vite.

                  August resta seul sur la rive, la mine hagarde, les haillons durcis par le gel. Il eût vite perdu ses esprits si l'instinct de survie ne l'eût sauvé une fois de plus. Il s'enfuit en courant.

                   

                  Le maire du village qui était l'homme le plus sage ou le moins abruti, c'est selon décida qu'il fallait faire quelque chose pour August.

                  On organisa donc une petite fête pour lui, pour le remercier de sa bravoure, et on le coiffa, faute de lauriers, d'une couronne d'épineux. On pensait qu'il en serait très honoré.

                  À la question : « Qu'est-ce qui te ferait plaisir, August ? », il répondit : « Un voyage dans la grande ville. »

                   

                  Les villageois, très étonnés de cette demande, aussi incongrue qu'inattendue, ne comprirent pas pourquoi August voulait quitter leur île et ils essayèrent de le convaincre que son choix ne pouvait pas se réaliser : il n'était pas armé pour affronter le continent ! Ils ne pouvaient concevoir l'idée que sa vie ne lui convenait pas ; ils ne pouvaient même pas imaginer l'île sans August qui était devenu, du jour au lendemain, une mascotte presque attendrissante.

                  August savait bien qu'ils auraient tôt fait d'oublier son exploit, et que le cours de sa pauvre vie reprendrait comme avant.

                  S'il y eût une chose qui l'eût retenu, c'était l'espoir que la toute jeune fille qu'il avait sauvée, Thilda pour la nommer, émît le désir de le voir pour le remercier. Mais ses parents la préservaient de toute visite, vu son état de faiblesse, a fortiori de l'être immonde qu'il était et le resterait à leurs yeux. C'est avec horreur qu'on s'imaginait qu'il l'avait tenue dans ses bras pour la sauver. Les autres jeunes filles juraient qu'elles eussent préféré la mort.

                  August insista.

                  « Un voyage dans la grande ville ! »

                  Les villageois se concertèrent. Quand ils comprirent que le jeune héros n'en démordrait pas, ils cédèrent.

                  « Tu partiras par le prochain bateau. »

                  Le bateau navette avait coutume d'accoster une fois par mois. Il débarquait les marchandises que les îliens attendaient, et en paiement, il embarquait les caisses de poissons pêchés qu'on avait soigneusement saumurés.

                   

                  August ressentit une joie débordante. Elle dura peu.

                  Ses nuits furent agitées par des rêves atroces qui le laissaient au réveil chancelant et brisé. Il n'eut plus le coeur à mendier. L'idée de récolter à nouveau une aumône misérable lui était devenue insupportable. Tout juste s'il avait envie de pêcher pour se sustenter quelque peu. Son enthousiasme éteint, il se mit à redouter l'entreprise souhaitée, s'imaginant seul et désorienté dans une foule hostile pour laquelle il ne serait qu'un inconnu. Ici, il avait ses marques. Que trouverait-il là-bas ?

                  Il alla se recueillir à l'église et contempler la madone compatissante. Il avait quelque chose à se faire pardonner.

                   

                  Puis, un jour, le bateau arriva.

                  « Alea jacta est » se dit August dans sa langue maternelle.

                  Après avoir payé la traversée comme prévu, quelques pêcheurs lui remirent un tout petit pécule afin qu'il ne partît pas, pauvre comme Job, pour une aventure qu'ils entrevoyaient bien périlleuse. Et leur coeur, si dur d'ordinaire, s'en émouvait, comme s'ils eussent perdu à tout jamais un compagnon qui leur était cher.

                  L'homme, on le sait, est illogique, versatile et inconstant.

                   

                  Les amarres larguées, le bateau s'éloigna lentement de la berge familière, et August, la poitrine serrée, se tourna vers l'horizon sans fin qu'il avait appelé de tous ses vœux.

                  Cette nuit-là, pas de tempête, pas de vagues mugissantes. La lune avait migré aux antipodes. Par intermittence, au gré des nuages, se laissait à peine entrevoir la pâle lueur du firmament constellé. Le brouillard se leva et recouvrit la surface de l'eau ; il monta lentement le long de la coque, plus haut encore, jusqu'à ce qu'August le sentit lui coller à la peau. Il frissonna. Un silence profond remplit l'air épais et le bateau cessa d'avancer, faute de vent dans les voiles qui, de guerre lasse, s'étaient affaissées, inertes et impuissantes.

                  Il faudrait rester là aussi longtemps que la nature capricieuse l'avait décidé.

                   

                  Le capitaine, un homme aguerri à toutes les vicissitudes, vint s'accouder au bastingage à côté d'August qui s'étonna de ne plus être fui, et qui pouvait dévoiler sa tête informe, sans craindre des représailles, et sans qu'on n'y trouvât rien à redire.

                  Ils sursautèrent de concert, lorsque soudain une caravelle, toutes voiles dehors, apparut, sans qu'il y eût un souffle, et effleura le ventre de leur propre bateau dans un silence de tombeau.

                  « Der Fliegende Holländer5, murmura entre ses chicots le capitaine interdit.

                  Le Hollandais Volant, murmura August en écho dans l'épaisseur de la brume où glissait lentement et sans bruit le bâtiment lugubre et désert.

                  Mauvais présage, ajouta, laconique, le capitaine. »

                   

                  August savait, pour l'avoir lu dans ses livres dérobés, que le Vaisseau Fantôme est condamné à errer éternellement à la recherche de rêves irréalisables et de l'impossible, auquel lui, August, n'osait même pas penser. N'était-ce pas là le signe qu'il lui fallait abandonner, avant toute tentative, l'espérance qui l'avait animé ?

                   

                  « Je l'ai déjà vu, ce bateau de mauvaise augure, grommela le marin. Il y a bien trente ans. La peste s'est déclarée, et nous avons dû passer dix hommes par-dessus bord.

                  Mauvais présage, répéta-t-il. Mais ne te laisse pas impressionner. Va te coucher. Demain est un autre jour. »

                  August se glissa dans la cale silencieuse.

                   

                  Dès l'aube, le vent se leva et gonfla la voilure. Il ne faudrait pas plus d'une journée pour arriver à quai. Le voyage se poursuivit sans histoire. On avait presque oublié la rencontre funeste de la veille.

                  Lorsque le soir tomba, on vit à l'horizon une frange tremblotante de lumière qui s'approchait lentement. Un port, un vrai port s'étendait devant les yeux d'August, inconnu, étranger, immense.

                  Le bateau glissa dans cette bouche béante, cherchant sa place au milieu d'autres bateaux amarrés, et déjà l'on pouvait percevoir une rumeur diffuse qui venait de la terre, et qu'August ne connaissait pas ; les craquements des gréements et le clapotis de l'eau se mêlaient à des éclats de voix, des rires et des cris, des chansons même, des aboiements plaintifs et aux grincements des charrettes que l'on chargeait et déchargeait encore, avant que les ténèbres ne missent fin à l'activité inouïe qui s'offrait à la vue.

                  « Allez petit, tu es arrivé. Bon vent et que Dieu te garde ! »

                   

                  Ce fut presque comme à regret qu'August quitta le bateau . Il y avait rencontré pour la première fois un homme qui avait fait cas de lui. Était-il possible que le regard qu'il portait sur ses semblables pût changer ? Était-il possible qu'on portât sur lui un autre regard ?

                  Il se retrouva comme un somnambule sur le quai, étonné, étourdi, fasciné par le spectacle qui l'entourait. On s'agitait, on s'invectivait ; chacun semblait avoir une tâche précise sauf August, qui resta là, jusqu'à ce que la place se vidât peu à peu et qu'il dût décider s'il s'enfoncerait davantage dans la gueule béante du port qui ne s'endormirait pas.

                  Il choisit de s'engager dans une ruelle sombre à peine éclairée par un bec de gaz à l'autre bout, afin qu'on ne pût s'effrayer de sa figure, si d'aventure il eût croisé un autochtone. Mais d'autochtones point. C'est à peine si l'on pouvait distinguer entre les langues et les accents divers si l'on était dans le pays d'August ou si Babel avait survécu à la colère de Dieu, et s'était installée là, comme un défi à sa puissance.

                  Au bout de la ruelle, il arriva dans un quartier étrange où se promenaient des dames en robes de couleurs, décolletées comme il n'est pas permis, et qui se mirent à le héler en déployant leurs attraits. Leurs attitudes lubriques l'étonnèrent. C'est à Sodome et Gomorrhe qu'il pensa. Il était à la fois effrayé et attiré par ces femmes qui osaient soutenir son regard sans être horrifiées, et s'approcher de lui jusqu'à le flatter de la main et lui susurrer des paroles doucereuses.

                  Enhardi par leur attitude qu'il jugeait amicales, bien que vulgaires, il osa s'approcher de l'une d'entre elles, et lui sourit. Elle était plus jeune que les autres et de loin plus jolie. Mais il fut vivement saisi par le bras et repoussé en arrière, et il crut comprendre, en une langue voisine de la sienne, que cette jeune fille n'était pas pour lui, et que la matrone autoritaire à qui il avait affaire, était prête, elle, à lui proposer ses charmes. Il recula promptement et entendit des hurlements de rires, de désapprobation, de haine même. Tout juste si quelques-unes ne s'approchèrent pas de lui, menaçantes. Il dut prendre ses jambes à son cou, comme il avait si bien coutume de le faire, et il passa sans les voir devant les vitrines étroites où s'exhibaient éhontément les charmes à vendre de dames qui avaient, elles, pignon sur rue.

                   

                  Il s'arrêta haletant et bouleversé devant un établissement où il put rassembler ses forces. C'était une sorte d'auberge, un bouge plutôt, malodorant et crasseux, qui affichait son enseigne « Drei Groschen6».

                  « Ma foi, trois sous, c'est dans mes moyens, se dit-il. »

                  Quand il y entra, il fut comme soulevé par une vague musicale. Tous chantaient à tue-tête la chanson de Mackie7, Mackie le Surineur. Il se sentit transporté par une joie virile et débordante, chauffé par la bière mauvaise, submergé par l'odeur de friture âcre et la fumée épaisse. Il lampa son bock mousseux à souhait, avala une saucisse rance mais chaude, et, le ventre plein, exténué, il s'affala sur la table grasse et s'endormit, vaincu par l'alcool et les émotions nouvelles.

                   

                  C'est dans le caniveau qu'il se réveilla, humide d'embruns, le crâne embrumé et la bouche fétide. Il se demanda bien ce qu'il était venu faire dans cette galère.

                  Il eut soif. Il eut faim.

                  Une femme tirait un char à bras et criait : « Crawfish8 ! Hering9 ! » et toute une litanie poissonneuse dans toutes les langues, sur un ton lancinant et monocorde.

                  August s'approcha, choisit deux harengs séchés ; mais, lorsqu'il plongea la main au fond de sa poche, il constata amèrement que quelque gougnafier sans vergogne l'avait délesté de son bien.

                  La bonne femme attendait impatiemment son dû qui était bien long à venir, et pour cause. Le pauvre August, interloqué, tenait à bout de bras ses harengs par la queue sans savoir s'il devait les rendre ou s'enfuir précipitamment ; d'ailleurs, il était incapable de réfléchir, et il serait resté ainsi longtemps, telle une statue de sel, si la poissonnière qui ne comprenait rien à son manège ne l'avait fait sursauter.

                  « Mein Geld10 ! » ordonna-t-elle.

                  Elle examina sa mine piteuse, sa dégaine difforme, et il pensa qu'il allait l'émouvoir quand il fut secoué de gros sanglots.

                  « Ach11 ! » poussa-t-elle, comme si elle eût envie de lâcher un gros crachat.

                  C'était sa manière à elle.

                  Elle se contenta d'un coup de rein pour faire démarrer sa lourde charrette, et poursuivit son chemin.

                  « Crawfish ! Hering ! »

                  Qu'une inconnue eût la générosité de lui faire un cadeau, ça, il n'aurait jamais pu l'imaginer.

                  Et il se mit à dévorer les harengs d'un appétit qu'on ne qualifiera pas.

                  Il ne s'était pas passé cinq minutes, et August venait tout juste d'engouffrer ses deux poissons, que deux hommes, dépêchés par la marchande rancunière, surgirent on ne sait d'où, et se mirent à le bastonner d'une violence telle qu'August avait peine à se protéger tant il pleuvait de coups, et de droite, et de gauche. Il en sortit tout meurtri et il pensa que c'était une juste punition.

                   

                  Le port lui sembla désormais une jungle sauvage. Il ne trouva pas de travail sur les docks, il était trop malingre. Il ne lui fallait pas songer à proposer ses services sur le marché de poissons, il aurait fait fuir le chaland. À la brasserie, il aurait fait tourner la bière. Comme moussaillon, aucun capitaine n'aurait fait confiance à sa mine secouée de rictus. Une fois seulement, un cirque qui passait l'aurait bien recruté pour le mettre en cage. Lui ! En cage ! Cela se pouvait-il ? Quelle dégoûtation : cette idée de se donner à des yeux se repaissant de sa vue !

                  Il ne lui restait pour survivre que le vol et la mendicité. Il renonça à ces dernières solutions. Il eût préféré mourir que de s'y adonner.

                  Le vol était hors de ses principes Ne rendait-il pas scrupuleusement les livres dérobés furtivement au presbytère quand il les avait lus ? et la mendicité, ça non ! il avait déjà donné, si l'on peut dire !

                   

                  Il commença à regretter son île où sa cabane devait s'ennuyer sans lui. Et il se mit à penser à Thilda, la douce enfant qui avait osé l'approcher, qui avait osé lui parler. Qu'était-elle devenue ? S'était-elle rétablie ?

                  August pensa que sa vie ne valait la peine d'être vécue que là-bas, dans le berceau de sa forêt, sur son rivage aux bords poissonneux.

                  « C'est là qu'il me faut retourner. C'est là qu'il me faut vivre. Chez moi. Près de la tombe de mon père. Près de la tombe de ma mère. Près de la Madone bienveillante. »

                   

                  Sa décision était prise. Il resta deux semaines sur le quai, grappillant çà et là quelques détritus pour subsister. Il attendait le capitaine qui l'avait amené, comptant bien qu'il n'exigerait pas de paiement pour le retour.

                  Et un jour, il le vit apparaître sur le pont de son navire, droit et fier, côte à côte avec l'altière figure de proue semblable à une Walkyrie.

                   

                  Sur le chemin du retour, ils ne croisèrent pas le maléfique Hollandais Volant qui hantait d'autres lieux.

                  Lorsqu'ils jetèrent l'ancre près du rivage retrouvé, August se cacha comme il savait le faire, mieux que quiconque, et il se faufila en catimini jusqu'à ce qu'il arrivât à l'endroit qu'il aimait.

                   

                  Il fuyait désormais ses congénères comme la peste. Même la petite Thilda. Il aurait eu trop peur qu'elle lui dît un jour en le rencontrant :

                  « Mon pauvre August, tu es vraiment trop laid... Je suis contente de t'avoir parlé. »

                   

                  ÉPILOGUE

                   

                  August ne regrettait pas d'avoir tenté l'aventure. Ce n'était pas qu'il fût malheureux d'avoir échoué, mais il ressentait encore plus douloureusement l'isolement qu'il avait choisi pour se protéger.

                  Montesquieu a décrit si justement le sentiment qu'éprouvait alors notre jeune héros : « Cette tristesse vient de la solitude du coeur, qui se sent trop fait pour jouir, et qui ne jouit pas ; qui se sent trop fait pour les autres, et qui ne les trouve pas. »

                   

                  August partait au plus profond des bois à la recherche des trolls et des tomtes12, mais il n'en trouvait aucun qui lui fît bonne figure.

                   

                  On s'aperçoit que la statue de la Vierge a disparu.

                  Mystère.

                  Tout le monde croit qu'un paroissien luthérien, plus orthodoxe que les autres, l'a soustraite à la vue de ses coreligionnaires. Pour leur salut, bien sûr.

                  Dorénavant, vous l'aurez compris, notre August ne sera plus jamais seul.

                   

                  NOTES

                   

                  1 Dans la Bible, l'arc-en-ciel représente le signe de l'Alliance entre Dieu et son peuple. Il apparaîtrait au-dessus de l'Arche d'Alliance.

                   

                  2 Les pêcheurs d'Islande étaient les pêcheurs qui allaient dans les eaux islandaises pour pêcher la morue. Pierre Loti évoque leur vie difficile dans son beau roman “Pêcheurs d'Islande”.

                   

                  3 “ Le Merveilleux voyage de Nils Holgerson” est un conte pour la jeunesse, de Selma Lagerlöf, romancière suédoise qui reçut le Prix Nobel en 1909.

                   

                  4 Thulé était connue des Grecs et des Romains comme la terre la plus septentrionale, peut-être l'une des îles Shetland ou l'une des îles Orcades, ou l'Islande, ou la côte de Norvège. Elle est devenue mythique.

                   

                  5 “Le Vaisseau fantôme”, en allemand “der Fliegende Holländer”. Le mythe raconte qu'il est condamné à errer éternellement jusqu'à ce qu'il rencontre l'amour d'une femme.

                   

                  6 Ein Groschen : un sou, une pièce de dix Pfennig.
                  Drei Groschen: trois sous.
                  Dreigroschenoper : “l'Opéra de quat'sous”, drame musical de Bertolt Brecht (1928) d'après “The Beggar's Opera” de John Gay (1728).

                   

                  7 “La Chanson de Mackie”, Mackie le Surineur, “ Mac the Knife”, fait partie de l'Opéra de quat'sous.

                   

                  8 Crawfish : mot anglais qui signifie langouste, langoustine.

                  Lecteur, as-tu jamais entendu la poissonnière crier “Crawfish” dans une chanson du King ?

                  >> Elvis Presley - Crawfish - YouTube

                   

                  9 Hering : mot allemand et anglais (herring) qui signifie hareng - en suédois, sill.

                   

                  10 Mein Geld : Mon argent en allemand.

                   

                  11 Ach ! Interjection gutturale allemande qui marque une émotion : la surprise, le dépit, etc.

                  12 Trolls et tomtes : petits lutins des légendes scandinaves.

                   

                  Auteur : Mamiehiou

                  Ce texte est protégé.

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                  1 février 2017 3 01 /02 /février /2017 08:58

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                  Première version

                   

                  ................................... S'il suffisait d'aimer !...................................

                   

                  Ton dur regard me fuit ;

                  de toi je me languis

                  sans les mots pour le dire.

                  Faut-il que je soupire !

                   

                  Si tu regardais mieux

                  tu verrais dans mes yeux

                  une lueur brûlante.

                  Pour toi je suis absente.

                   

                  Rien n'a été perdu

                  de toutes ces années

                  où je t'ai attendu.

                  Je les ai même aimées.

                   

                  Deuxième version

                   

                  ................................... S'il suffisait d'aimer !...................................

                   

                  J'étais enquinaudée* !

                  Je t'aurais tout donné

                  si tu avais voulu

                  jeter ton dévolu

                  sur celle que j'étais.

                  Coquin ! Pendard ! Dadais !

                   

                  Les années ont passé,

                  mes rêves ont cessé.

                  Je n'ai rien obtenu,

                  ni regard, ni sourire.

                  Tu n'as jamais rien su.

                  Zeste ! Mieux vaut en rire !

                   

                  Note : *enquinaudée, enjôlée

                   

                  Pour en savoir plus : > Versification

                  Les poèmes de Mamiehiou

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                  15 janvier 2017 7 15 /01 /janvier /2017 17:39

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                  Il y a bien longtemps que je suis dans cette chambre. Trois jours, quatre jours, une éternité. J'ai crié des heures durant et ma gorge est meurtrie. Je n'ai plus de force. Je gis sur mon lit de douleur, écartelée, pieds et poings liés. Une odeur âcre et pestilentielle me donne des spasmes, mais je n'ai rien à vomir. Il ne faut pas que je m'endorme. Je guette chaque craquement autour de la maison. Qu'un promeneur passe, si je geins, il m'entendra, il viendra à mon secours. Je scrute le bruissement incessant des frondaisons. Parfois, des oiseaux lancent leurs cris. L'un d'eux, audacieux, s'est posé sur le rebord de la fenêtre ouverte et me regarde. Je ne sais pas son nom. Que n'ai-je appris à connaître le nom des oiseaux ! Sauve-moi oiseau ! Il s'est envolé, libre.

                  Je commence à délirer.

                  La soif me ronge le corps. Je songe aux torturés qui ont perdu l'espoir, à tous les torturés de par le vaste monde, aux milliards d'hommes qui meurent d'avoir faim.

                  Très jeune, d'aussi loin que je me souvienne, à l'âge où les enfants ne savent pas qu'on peut mourir, j'ai eu le sentiment que la mort viendrait tôt ou tard me chercher, un jour. Où que je sois, elle me trouverait. Il n'y a pas de cache. Loin de m'effrayer, elle m'apparaissait comme un fait ordinaire de la vie. Pourquoi en avoir peur ? On le sait bien, ce n'est pas d'elle qu'on a peur, c'est de l'idée qu'on s'en fait. Quand elle est là, on n'a plus le temps d'avoir aucun sentiment pour elle, c'en est fait de soi. La mort elle-même n'est rien. À quoi sert d'imaginer des choses après elle ? La seule chose qui devrait compter, c'est d'être en paix avec soi-même.

                  Mais je ne suis pas en paix. Qu'ai-je fait, mon Dieu ? Qu'ai-je fait ?

                   

                  Combien de temps vais-je attendre encore ? Et pourquoi attendrais-je ? Je sais qu'on peut rester des semaines sans manger et sans boire. Les organes vitaux se nourrissent alors des tissus musculaires et graisseux jusqu'à ce que seule la peau recouvre l'os. Je sais que certains anorexiques vivent sans nourriture et hibernent dans le sommeil et l'immobilité. Je sais que quelques Bienheureux ne se sont nourris que de prières et d'hosties. Je sais tout cela, mais ce que je sais aussi, c'est que je vais mourir.

                  Seigneur, accorde-moi la grâce de l'inédie !

                   

                  Je vais mourir ? Je refuse d'y croire encore. Que quelqu'un surgisse à l'instant, venu de nulle part, et j'ai toutes les chances de réchapper au pire. Je refuse de pécher contre l'Espérance ! Que m'aurait donc appris ma mère qui tant de fois a prié avec moi lorsque j'étais enfant ?

                  Maman, ma pauvre maman ! Que de souffrances te réserve l'avenir !

                   

                  Est-il possible que j'aie été aussi bête ? J'ai toujours pensé que la bêtise en ce monde n'avait pas de limite et je me suis toujours moquée de ceux qui en portaient les stigmates. Orgueilleuse que j'étais ! Je suis tombée dans son piège !

                  ..........................................................................................................................

                  Un jour s'est passé encore. Les mots qui me viennent à présent puisent leur ressort dans le désespoir le plus profond. La fin arrive. Je sens déjà ses miasmes putrides. Mon corps ne cesse de manger mon corps, roide et desséché. Et toutes ces mouches dans la chambre ! Elles se promènent sur ma peau dénudée et je ne sens plus leur piqûre. Elles savent qu'il viendra bientôt, le temps d'y pondre, et des légions de larves bientôt m'habiteront. Je leur parle, je les insulte, mais je n'ai plus la force de souffler pour qu'elles s'envolent en tourbillons nombreux. Sans états d'âme, elles me gravissent et volettent au-dessus du festin annoncé.

                   

                  La vie pourtant m'avait tout donné. Il m'aurait suffi d'être sage et raisonnable.

                  Que ne l'ai-je été ?

                  La passion m'a surprise et prise dans sa toile. Voilà que je n'étais plus qu'une chair ardente, avide de sensations sans nom. Recherche de caresses délicates à chaque fois inventées. Jouissance éperdue frôlant l'inaccessible. Mon amant, mon unique ! Tantôt tu m'accordais, j'accompagnais tes chants, tantôt tu me brûlais, j'étais ton hérétique, tantôt tu m'emmenais sur la vague incertaine et nous voguions comblés au gré de nos envies. Ah ! Quels délices de nous réciter des vers en nous pâmant.! Et nos deux âmes nues savaient n'en faire qu'une.

                  Plaisirs toujours croissant, toujours nouveaux, toujours inassouvis. Adieu.!

                  ..........................................................................................................................

                  Hier... que dis-je, il y a un mois peut-être, c'était déjà l'été et tu m'as amenée dans cette maison ancestrale, loin de tout, loin du regard ombreux des hommes, pour nous ébattre sans contraintes aucunes, impatients de désir, libérés de tout, sans crainte de repentir. Quel fantasme t'a pris de me lier avec le chanvre mortel ? Fou ! Tu as donné libre cours à ton imagination enfantine pour rendre nos ébats plus ludiques encore. Voilà que je deviens une victime innocente qu'il faut à tout prix délivrer de son piège. Soudain tu m'apparais, lumineux, vêtu de ton costume de Superman ! Frissons ! Tu gravis l'armoire séculaire comme si sauter de là-haut était un fait héroïque. Fantaisie grotesque d'un fougueux cavalier voulant enfourcher sa monture docile ! Imprudent ! Le toit de l'armoire vermoulue s'est affaissé soudain. Te voilà prisonnier dans le vieux meuble clos. Tu frappes. Tu hurles, les deux jambes cassées. Le verrou des battants fermé de l'extérieur est solide. Tu as beau tempêter et t'escrimer, c'est en vain. La grosse clef de fer, imperturbable, me nargue. Pas de main secourable pour la tourner. Tu te plains, tu gémis, un jour et une nuit. Ton sang s'est perdu et s'est tari. Il y a bien longtemps que tu ne parles plus. Et moi, l'enchaînée, la crucifiée, je vais bientôt me taire, mais avant de mourir que de tourments encore. Mes pensées se pressent et me cognent la tête.

                  ..........................................................................................................................

                  Après la révolte, l'espoir et la résignation, j'attends, j'attends. Je me souviens de mauvais rêves que je faisais enfant, la tête peuplée de contes, tous horribles et cruels. Ma mère me disait : « Quand tu as peur, ma chère enfant, pense très fort à moi et dis : Maman, aide-moi ! » Elle entrait dans mon rêve, volait à mon secours. Mes terreurs s'apaisaient. Toutes les mamans devraient savoir cela.

                  Maman, aide-moi ! Aide-moi ! Pourquoi ne sens-tu pas que j'ai besoin de toi ?

                   

                  Je n'ai plus faim ni soif. Mes paupières sont collées. Ma bouche sèche est grande ouverte. Je ne souffre plus. Bientôt, je ne penserai plus.

                  ..........................................................................................................................

                  Je sens qu'on me soulève, qu'on me prend dans les bras. Est-ce un ange, Seigneur, qui m'emporte vers toi ?

                   

                  CONTES, NOUVELLES, POÈMES ET RÉCITS DE MAMIEHIOU

                   

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                  24 juillet 2016 7 24 /07 /juillet /2016 08:44

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                  J'avais un cancer très avancé qui me menaçait de me grignoter toute. À petit feu.

                  Mon chirurgien m'a dit : "Il faut vous opérer, mais je vous préviens, il y a des risques."

                  Et il m'a demandé de signer que j'accepte l'opération en en connaissant les aléas.

                  J'ai signé.

                  Me voilà sur le billard.

                  Je ne vois rien, je n'entends rien, je ne sens rien.

                  Et je meurs.

                  J'ai gâché les quelques jours qui me restaient à vivre.

                  J'apprends ici-haut que mon chirurgien était une buse et que bon nombre de patients sont morts sous lui. Il avait le bistouri aléatoire.

                  On n'échappe pas à son destin.

                   

                  Notes

                  Micronouvelle, micro-fiction, short-short story ou microconte.

                  Un aléa, un risque.

                  Le billard (argot), la table d'opération.

                  Une buse (familier), un imbécile.

                  Un bistouri et pas un scalpel.

                  > http://fr.wikipedia.org/wiki/Scalpel

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                  7 mai 2016 6 07 /05 /mai /2016 17:46

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                  FULGURANCE

                   

                  Dès que mes yeux se posèrent sur la photo accrochée au mur de la salle d'attente, je fus frappée d'une émotion intense. Un couple s'y étreignait avec violence.

                  Le jeune homme avait enfoui la tête dans le creux de l'épaule de sa bien-aimée. Elle, rejetant la tête en arrière, se cambrait sous le poids de l'embrassement. Il la serrait passionnément contre lui, la pressait de toutes ses forces.

                  Derrière eux, tout près encore, un train s'en allait, crachant sa fumée blanche, un halo qui emprisonnait les deux amants.

                  Le plan italien, qui ne permettait pas de voir le bas des corps, laissait deviner, dans la perspective, qu'ils étaient au milieu de la voie. Qu'importait le danger ? Qu'un autre train fût arrivé, il les eût fauchés dans l'extase. En y prenant garde, ils auraient pu lire deux pancartes dressées à gauche : Beware of trains, Please do not cross the line here. La répétition de l'avertissement laissait supposer le danger extrême.

                  Ils restaient là, immobiles, l'un à l'autre.

                   

                  Elle portait une coiffure haute avec un chignon sur la nuque retenu par des peignes invisibles. Comme elle était fraîche et délicate dans sa petite robe sombre à pois blancs ! Lui, semblait vêtu d'un par-dessus ordinaire et froissé. Ses cheveux frisés, en bataille, ajoutaient à sa fougue.

                  S'étaient-ils séparés longtemps ? On pouvait le croire, à voir l'élan qui les unissait. La guerre peut-être. La guerre sûrement. J'en imaginais l'époque sombre.

                  *

                  Qui a jamais vécu un tel instant de retrouvailles connaît les sensations ardentes qui submergent le corps, les transports qui subliment l'âme ! Retrouver l'être aimé après l'absence ! L'exaltation fait exploser le coeur et inonde la tête de petits corps subtils et délicieux. On est autre, on est ailleurs, dans un paradis qu'on croyait jusqu'alors perdu. Et le partage de l'amour le décuple. Sentiment à jamais gravé au fond de soi et qu'on recherchera toujours. Aucun érotisme ne l'égale.

                  *

                  Le noir et le blanc expressionniste, la lumière qui baigne le couple, soulignent l'histoire tragique des deux jeunes gens en cet instant rare où se mêlent à leur paroxysme la souffrance et la joie.

                  *

                  Je plongeai tout éveillée et à corps perdu dans l'univers onirique qui me rappelait un souvenir très ancien, et intact.

                  *

                  Tout autour de moi, les gens allaient et venaient, s'asseyaient et se levaient à l'appel de leur nom. Je les regardais les uns après les autres avec l'envie furieuse de leur montrer du doigt la photo. Aucun d'eux n'y jeta un regard. Aucun d'eux ne sembla l'apercevoir. Elle était grande pourtant et j'étais la seule à la voir. Je me retins de rien dire. Que se serait-il donc passé si je leur avais fait part de mon admiration ? Ils m'auraient cru folle. Trop originale pour le moins. Je résolus de rester raisonnable — et muette.

                   

                  Ma cardiologue vint me chercher pour la consultation. Tout excitée encore par l'émotion, je ne pus que dire : « Vous avez une bien belle photo dans votre salle d'attente ! »

                  Étrange. Elle sembla ne pas savoir de quoi je parlais et se contenta de me regarder, interloquée. Peut-être était-elle trop absorbée par le cas d'un patient qu'elle venait d'ausculter.

                  Elle était bien douce ma cardiologue, attentive, gentille presque. Je lui confiai mon coeur.

                   

                  Note prise furtivement sur mon agenda :

                  le photographe est Jocelyn Bain Hogg.

                  La photo est éditée par Portfolio Gallery.

                   

                  Quelques mois plus tard, alors que je retournais la voir pour un suivi médical, je ne trouvai plus la photo à sa place.

                  « Qu'est donc devenue la belle photo que vous aviez dans votre salle d'attente ? » demandai-je à mon médecin.

                  Oh ? La photo ? Elle est tombée un jour et le cadre a volé en éclats. On l'a jetée. »

                  Que n'avais-je été là le jour où c'est arrivé ; je l'aurais bien récupérée - même un peu froissée !

                  Mars 2005

                   

                  J'ai cherché en vain la photo sur internet mais je ne l'ai pas trouvée.

                  N'y a-t-il pas d'archives sur l'Oeil de la photographie

                  qui se veut le Wikipédia de la photo ?

                  > http://www.loeildelaphotographie.com/fr/quest-ce-que-loeil-de-la-photograph

                   

                  Les différents plans

                  Lire sur > Cours Photographie : Le Cadrage et les Plans - Valbou Photogra

                  • Le Plan Général : est un plan très large de prise de vue d'un contexte permettant d'y intégrer un maximum de données sur le décor, l'ambiance etc...

                  • Le Plan Pied : est un plan relativement large où le sujet est visible des pieds à la tête.

                  • Le Plan Italien : montre le sujet des genoux à la tête

                  • Le Plan Américain : prend le sujet de mi-cuisse à la tête

                  • Le Plan Taille : comme son nom l'indique, il permet de faire apparaitre le sujet de la tête à la taille. Ce cadrage permet de mettre le sujet à une distance qui correspond à l'écart entre deux personnes qui discutent. Il met en avant le dialogue et atténuant la place du décor.

                  • Le Plan Poitrine : Il est également utilisé pour mettre en avant les conversations. Il est cependant plus intime et donnera plus de poids à ce qu'exprime l'individu. Ce plan est très utilisé par les journalistes. Il intègre la tête et la poitrine.

                  • Le Gros Plan : est un plan très intime puisqu'il ne prend que la tête et une partie du cou. Il mettra avantageusement une expression en valeur.

                  • Le Très Gros Plan : est un cadrage très particulier, il met l'accent sur un détail d'un visage ou d'un objet. Il permet de plonger le spectateur dans un élément qui pourrait passer inaperçu sur un plan moins serré.

                   

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                  4 avril 2016 1 04 /04 /avril /2016 08:39

                   

                  LES PATINEURS

                  Ils dansent, aériens, sur la piste glacée,

                  Et glissent, enlacés sitôt désenlacés.

                  Dans l'excellence ils portent la grâce incarnée ;

                  Et les regards sur eux s'émeuvent, subjugués.

                   

                  > Gabriella PAPADAKIS / Guillaume CIZERON ... - YouTube

                  2016 European Championships

                   

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                  10 décembre 2015 4 10 /12 /décembre /2015 18:13

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                  Il est bien difficile de se dire : "Je suis très malade. J'ai la certitude que je vais mourir."

                  Ce qui est insupportable, c'est lorsqu'on voudrait faire encore beaucoup de choses, comme si le monde attendait de nous qu'on réalise ce qui nous emplit la tête. On regrette de ne pas pouvoir mettre en route ce dont on rêvait, de petites choses, à coup sûr, de petites choses. Il ne reste plus de temps pour envisager de grands projets. Et l'on regrette déjà ce qu'on est sur le point de quitter, comme si, en se projetant dans un futur qui n'existe pas on imaginait précisément ce qu'on aurait pu faire et ce dont on aurait pu être fier, ce que les autres auraient peut-être aimé, apprécié, admiré, qui sait.

                   

                  La vanité n'a pas de limites, non pas cette vanité qui veut qu'on se prétende meilleur que les autres, mais la vanité qui, en définitive, nous fait entrevoir que tout est vain.

                  Vanitas vanitatum dixit Ecclesiastes vanitas vanitatum omnia vanitas.

                  Vanité des vanités, dit l'Ecclésiaste, vanité des vanités, tout est vanité.

                   

                  Alors que reste-t-il après que la colère, le déni, et le désespoir ont fait leur oeuvre ? Il reste à être prêt à partir, pour le grand voyage. Il nous reste à rouler dans notre tête des mots, supportant des pensées insupportables mais qu'on supporte malgré tout ; il le faut bien.

                   

                  C'est alors qu'arrive la résignation.

                  Eh bien, puisqu'il faut mourir, mourons !

                  Nous sommes biologiquement appelés à mourir, quoi qu'on en dise.

                  Issue incontournable qui nous rend tous égaux. Et bientôt...

                  Quant de la chair, que trop avons nourrie,
                  Elle est pieça devoree et pourrie,
                  Et nous les os, devenons cendre et pouldre.
                  De nostre mal personne ne s'en rie :
                  Mais priez Dieu que tous nous vueille absouldre !
                  1

                  Ainsi doit s'accomplir notre destinée.

                   

                  Il y a beau temps qu'on connaît le verset biblique : Tu es poussière et tu retourneras à la poussière. [Genèse 3:19]

                  Quand nous l'avons lu ou entendu la première fois, qu'avons-nous compris ? Qu'en avons-nous retenu ? En avons-nous été bouleversés ? Était-ce une mise en garde ? Un appel à la lucidité ? Tout orgueil ne s'est-il pas effacé d'un seul coup devant la prise de conscience de notre fragilité, de notre fin inéluctable ? Non, la plupart d'entre nous ont continué à vivre comme si de rien n'était, comme si l'on ne devait jamais mourir. L'homme pressé n'a pas à se soucier d'une pareille affaire.

                  J'ai cherché sur la toile le nombre total de personnes ayant vécu sur la Terre : 108 milliards.

                  Source : Quel est le nombre total de personnes ayant vécu sur la Terre

                  On en déduit aisément le nombre de celles qui sont passées de vie à trépas. Alors moi, que suis-je ? Moi qui compte pour une. Une sur plus de 100 millards. Une poussière parmi cet amas de poussière.

                   

                  Qu'importe ! pourrais-je dire. Qu'il y en ait une de moins. Qu'importe ! Que cent ans passent, je serai oubliée.

                  On se rebiffe cependant. Quand on sait qu'on meurt, ce ne sont pas des autres qu'il est question, c'est du seul être auquel on soit viscéralement attaché : soi-même, encore qu'il y en ait quelques-uns qui se détachent d'eux-mêmes avec sérénité, sauf à se dire, en se donnant ainsi l'illusion de la liberté, que le suicide est encore possible ce qui, dans certaines circonstances ne l'est pas et qu'il reste une porte de sortie, une porte de sortie misérable ou courageuse ; ainsi le jugeront ceux qui ont eu vent de nous. Faut-il qu'ils soient prétentieux ceux qui se risqueront à imaginer ce que nous avons été pour avoir pris une telle décision ?

                  Se projeter dans l'avenir, toujours, malgré le point de non retour qu'on se décide à franchir...

                   

                  Le croyant pense à l'Au-delà. Que sa foi soit ferme ou fragile, il tremble. Les saints sont-ils les seuls à ne pas trembler ? Quelle erreur de le croire ! Bon nombre d'entre eux ont tremblé, ont douté même ce qui n'enlève rien à leur sainteté.

                  On doute, et ce n'est point pécher que douter. Quelle conscience aiguë d'être quand on doute2 !

                  L'agnostique, indécis, suspend son jugement.

                  En droite ligne du stoïcien, celui-là même qui travaille à acquérir la tranquillité de son esprit pour parvenir à l'ataraxie où l'âme devient maîtresse d'elle-même au prix de la sagesse acquise3, je me répète :

                  [...] il faut donc que je meure. Je ne suis pas l'éternité ; je suis un homme, une partie du tout, comme une heure est une partie du jour. Une heure vient et elle passe ; je viens et je passe aussi : la manière de passer est indifférente ; que ce soit par la fièvre ou par l'eau, tout est égal. Épictète4

                   

                  Rejoindre le Grand Tout, et s'y fondre, voilà peut-être la question.

                   

                  Qui n'a pas ressassé le monologue d'Hamlet ? Qui ne s'est pas tourmenté en pensant à l'ultime instant ? Être ou ne pas être.5

                  Hamlet.

                  To be, or not to be - that is the question :
                  Whether 'tis nobler in the mind to suffer
                  The slings and arrows of outrageous fortune
                  Or to take arms against a sea of troubles,
                  And by opposing end them. To die - to sleep -
                  No more ; and by a sleep to say we end
                  The heartache, and the thousand natural shocks
                  That flesh is heir to. 'Tis a consummation
                  Devoutly to be wish'd. To die - to sleep.
                  To sleep - perchance to dream : ay, there's the rub !
                  For in that sleep of death what dreams may come
                  When we have shuffled off this mortal coil,
                  Must give us pause. [...]

                   

                  Être, ou ne pas être, c’est là la question. Y a-t-il plus de noblesse d’âme à subir la fronde et les flèches de la fortune outrageante, ou bien à s’armer contre une mer de douleurs et à l’arrêter par une révolte? Mourir.., dormir, rien de plus... et dire que par ce sommeil nous mettons fin aux maux du cœur et aux mille tortures naturelles qui sont le legs de la chair: c’est là un dénouement qu’on doit souhaiter avec ferveur. Mourir.., dormir, dormir ! peut-être rêver ! Oui, là est l’embarras. Car quels rêves peut-il nous venir dans ce sommeil de la mort, quand nous sommes débarrassés de l’étreinte de cette vie ? Voilà qui doit nous arrêter.

                  Traduction de Hugo, François-Victor (http://fr.wikisource.org)

                   

                  À quoi servirait de vouloir connaître toute la littérature sur la mort ? Elle ne nous apprendrait rien de plus. À quoi servirait de savoir ce que tous les philosophes ont écrit sur ce qu'a été et sera toujours leur principale préoccupation ?

                  Quand il s'agit de notre propre mort, on ne peut que s'étonner. On sait que la mort existe, et l'on s'étonne. C'est mon heure ? Est-ce possible ? J'ai si peu vécu !

                  Car enfin, on ne connaît la mort que par ouï dire, même si l'on a assisté à la mort de ses proches, à la mort d'inconnus qui ont croisé notre chemin. La mort, c'est avant tout celle des autres.

                   

                  Me revient en mémoire la nuit de la mort de ma mère.

                  Ô nuit désastreuse6 qui ne cesse de me faire trembler lorsque j'y pense ! Ces instants douloureux où, à son chevet, j'accompagne dans la mort celle qui m'a donné le jour, celle qui m'a donné, sans mélange, sa tendresse, son amour, je les revis encore aujourd'hui en pensée. La résilience n'a pas encore fait son oeuvre...

                   

                  On se fait une idée de la mort. Chacun a son idée, une idée qui lui est propre ; mais quand la mort est là, l'idée disparaît. La mort même n'existe plus.

                   

                  En nos temps troublés, il n'est pas de jours où notre monde nous renvoie les pires scènes de massacres, de crimes, de guerre, d'attentats7 l'humanité souffrant des pires atrocités perpétrées par l'homme lui-même.

                   

                  Je ne veux pas manquer d'évoquer ici la pensée de Michel de Montaigne. Qui mieux que lui a approché la mort au plus près, par son corps souffrant, par sa pensée lucide et éclairante ?

                  [...] si elle nous faict peur, c'est un subject continuel de tourment, et qui ne se peut aucunement soulager. Il n'est lieu d'où elle ne nous vienne. Nous pouvons tourner sans cesse la teste çà et là, comme en pays suspect : quæ quasi saxum Tantalo semper impendet.8[...]

                  *ce rocher de Tantale, toujours suspendu sur [notre] tête [Cicéron]

                   

                  A-t-on voulu conjurer la mort en inventant les fantômes, les zombies, Halloween, les lieux hantés ? Histoires que tout cela, bien que certains d'entre nous y croient comme fer. Peut-être pour apprivoiser la mort ou pour l'exorciser, pour la rendre plus tangible, plus humaine (?), plus vulnérable. Ne la voit-on pas se promener çà et là brandissant sa faux ? La mort, la Faucheuse. La Grande Faucheuse.

                  Voir sur la toile : Images correspondant à la grande faucheuse

                   

                  On pourrait croire que lire sur la mort apporterait quelque sérénité, l'illusion de mieux la connaître, de mieux l'appréhender peut-être. Il n'en est rien. Non, il n'en est rien. Elle se dressera un jour ou l'autre devant nous, inquiétante, menaçante, effrayante. On veut l'apprivoiser, elle nous échappe. La mort n'est point une allégorie, c'est une réalité qui s'efface au moment où elle fait son oeuvre.

                   

                  Aucune crainte que les pensées mortifères que je viens d'égrener ne m'empêchent de continuer à vivre, à rire et à aimer, aussi longtemps qu'il me restera un souffle !

                  Plaise à Dieu que, le moment venu, nous puissions dire comme Jean d'Ormesson : Je dirai malgré tout que cette vie fut belle9.

                   

                  Notes

                  1-La Ballade des pendus, François Villon > Une petite histoire de la Langue Française – Chapitre 8 Villon

                  2- Cogito ergum sum - Je doute donc je suis – René Descartes

                  3-Ataraxie - ATARAXIE http://www.cnrtl.fr/definition/ataraxie

                  4-ÉPICTÈTE - Entretiens - Ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous

                  5-Hamlet Acte 3, scène 1, William Shakespeare

                  6-Ô nuit désastreuse ! ô nuit effroyable Jacques-Bénigne Bossuet Oraison funèbre d'Henriette d'Angleterre 1670

                  7-Les attentats de Paris du 13 novembre 2015 nous ont ébranlés il y a peu.

                  8-Que Philosopher, c'est apprendre à mourir - Montaigne Essais Livre I Chapitre XIX.

                  9-Je dirai malgré tout que cette vie fut belle, Jean D'Ormesson, texte à paraître en librairie le 1er janvier 2016

                   

                  Pour en lire plus :

                  http://agora.qc.ca/thematiques/mort/categories/etudes_sur_la_mort/la_mort_perceptions_et_figurations

                  Encyclopédie sur la mort | Accueil - Encyclopédie sur la mort

                  agora.qc.ca/thematiques/mort/

                   

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