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La très étrange aventure de Dino Marin
Depuis quelques jours, Dino Marin était troublé. Un malaise étrange s'était emparé de lui, depuis qu'il était passé devant la vitrine de son voisin l'antiquaire et qu'il avait été saisi par la vue d'une oeuvre remarquable.
Tous les matins, lorsqu'il partait pour son travail de bureau à la mairie de Brignoton, il jetait un coup d'oeil rapide pour découvrir les nouveautés que Monsieur Ferrati avait acquises et s'était dépêché d'installer en bonne place, afin que les passants pussent les admirer.
Monsieur Ferrati était très fier de ses choix, et il n'avait pas de plus grand bonheur lorsque les amateurs curieux se collaient le nez sur la vitre, des minutes durant, pour apprécier l'objet donné à convoiter. Il se tenait au fond du magasin, faisant semblant de s'occuper, tout en guettant le chaland éventuel, lequel ne manquait pas de l'apercevoir. Monsieur Ferrati s'empressait alors de faire un sourire sirupeux qui s'éternisait sous sa fine moustache noire jusqu'à ce qu'il obtînt un sourire en retour, ou un hochement de tête, ou un haussement de sourcil qui aurait traduit le degré d'intérêt que l'admirateur avait pour le nouvel objet d'art. Car c'était bien d'art qu'il s'agissait. Pour rien au monde Monsieur Ferrati ne se serait laissé tenter par un achat qui, il en était sûr, aurait séduit immédiatement — l'occasion eût-elle été grande de faire une affaire — s'il n'avait été certain de la qualité de l'oeuvre. Il ne se serait laissé corrompre en aucun cas et il était fier d'être estimé dans sa petite ville poitevine où personne, jamais, n'aurait eu l'idée de se méfier de lui. Il arborait son intégrité comme une décoration.
C'était un petit homme au teint olivâtre, bien gominé, toujours fringant et désireux de plaire, et par surcroît, d'une politesse exquise, sinon appuyée. Il tenait, de ses ascendants napolitains, les gestes amples qu'il développait sous le nez de ses interlocuteurs, pour accompagner les démonstrations imagées qu'il donnait, quand il expliquait, avec force références artistiques et historiques, le pourquoi et le comment de la création de l'objet auquel ils avaient fait mine de s'intéresser. Il était prêt à répéter la même histoire mille fois, si mille clients avaient regardé l'oeuvre en question avec un peu d'insistance. C'est ainsi que, toujours à l'affût, Monsieur Ferrati avait remarqué que Dino Marin semblait très attiré par le portrait de femme qui trônait, bien à la vue.
« Entrera, n'entrera pas ? » murmurait-il entre ses dents en essayant de capter le regard du client. Mais Dino n'avait rien à faire du sourire obséquieux de l'antiquaire. Ce qu'il voulait, c'était contempler le portrait ; il s'y appliquait avec une attention toute particulière, le scrutait, en découvrait avec délectation tous les détails. Il le contemplait le matin quand il s'en allait. Il le contemplait le soir quand il revenait.
Ce manège durait depuis trois jours et Monsieur Ferrati n'en pouvait plus. Il décida qu'il sortirait sur le seuil de sa boutique le lendemain pour parler à l'admirateur de son tableau, ce qui n'était pas son habitude. Cette attitude de rabatteur lui aurait répugné en toute autre circonstance. Mais là, c'en était trop, vraiment. Tout juste si Dino Marin ne gênait pas, en empêchant les passants de s'arrêter pour contempler l'objet. Il en aurait même oublié l'heure, et sa station debout, immobile, en devenait presque inquiétante comme s'il était la victime d'un mystérieux magnétisme qui le retenait malgré lui.
Dino Marin ne se contentait pas de se laisser absorber par la fascination que ce portrait exerçait sur lui, il y pensait toute la journée, il y pensait le soir au moment du coucher et il avait de ce fait beaucoup de peine à s'endormir. Pire encore, il y rêvait la nuit, et l'émotion était si violente qu'il se réveillait en sursaut et passait des heures d'insomnie en ayant devant les yeux des images mentales obsédantes qui reconstruisaient incessamment le tableau, chaque coup de pinceau y étant à sa place, comme si Dino lui-même avait assisté au travail de l'artiste. Dino s'était bien arraché les yeux pour découvrir le nom du peintre qui aurait dû figurer dans un coin de la toile, comme il l'avait espéré, mais en vain. De signature, il n'y en avait aucune. Ce qui ajoutait au mystère. Sa femme, couchée à côté de lui se réveillait parfois, dérangée par les mouvements intempestifs de Dino qui se tournait et se retournait, puis se levait, puis se recouchait.
« Que se passe-t-il mon ami ? Tu es malade ? » lui demandait-elle, inquiète.
Il lui expliquait que tout allait bien, il s'excusait de l'avoir réveillée, mais il se gardait bien de lui préciser le motif de son agitation. Mélie Sun n'en demandait pas davantage.
Ce qui perturbait si fort ce pauvre Dino, ce n'était pas, à vrai dire, l'oeuvre elle-même, mais le sujet : la ressemblance qu'il trouvait entre son épouse et la femme du portrait. Cette ressemblance extraordinaire l'avait frappé dès l'abord, et plus il essayait de se persuader que ce ne devait être que pure coïncidence, plus il analysait les moindres détails de ses traits, de son expression, de son attitude, et plus il était convaincu que le modèle ne pouvait être que Mélie Sun, et elle seule. Cette idée n'était pas vraisemblable car le tableau semblait d'une facture ancienne, et Dino aurait bien voulu en avoir le coeur net, mais il hésitait à franchir la porte de la boutique. Il savait que le renseignement qu'il demanderait ne pourrait entraîner l'achat du tableau, le prix affiché étant prohibitif, et Dino, qui était un homme trop timide pour jamais oser sortir d'un magasin sans avoir acheté l'objet sur lequel il s'était renseigné, faute de moyens suffisants, fût mort de honte et de confusion si Monsieur Ferrati avait compris que Monsieur Marin, l'heureux époux de la très belle Madame Marin, avait des revenus étriqués. D'ailleurs à ce propos, Monsieur Ferrati s'était toujours étonné qu'une femme aussi magnifique se fût donnée en mariage à un homme très ordinaire, timoré de surcroît, au regard fuyant, au cheveu clairsemé, qui occupait un poste modeste à la mairie.
Il savait beaucoup de choses sur l'activité professionnelle de ses concitoyens et la hauteur de leur patrimoine, Monsieur Ferrati. Assurément, Monsieur Marin ne roulait pas sur l'or, et l'antiquaire avait bien compris les raisons qu'il avait de ne pas oser franchir sa porte. Mais le perspicace Monsieur Ferrati n'était pas aveugle non plus et il avait bien remarqué la ressemblance qui existait entre la superbe Mélie Sun et le portrait. C'est pourquoi il se disait que, s'il entrait en conversation avec Monsieur Marin, il serait peut-être en mesure de l'amener à acheter le tableau, en usant de son habileté commerciale et des ficelles qu'il tirait admirablement, pour forcer le client réticent à capituler.
La nuit se passa comme on l'imagine pour Monsieur Marin, et le matin, il se réveilla, épuisé, ayant laissé passer l'heure, et fort contrarié de savoir qu'il n'aurait pas le temps d'admirer le tableau. Il ne prit pas un instant pour avaler son café, omit de se raser, s'habilla en coup de vent, et, après avoir dégringolé l'escalier de son immeuble dont il habitait le cinquième étage sans ascenseur, il dévala la rue qui l'amenait à la place de la mairie.
En passant devant la vitrine des antiquités, il remarqua que Monsieur Ferrati était sur le pas de sa porte, et il se félicita de ne pas avoir à s'arrêter ce matin-là, car il n'aurait pas eu le coeur de devoir converser avec lui. Il lui était plusieurs fois arrivé que l'antiquaire engageât la conversation, quand il le croisait sur le trottoir en train de le balayer ou de laver sa devanture, et ses bavardages, qui n'en finissaient jamais, avaient fort contrarié Dino Marin qui n'avait pas su comment leur mettre un point final et qui avait regardé désespérément sa montre pour se rendre compte de combien de temps il s'était mis en retard pour assumer sa charge d'intérêt public, chose qu'il ne traitait jamais à la légère et à laquelle il se donnait quotidiennement avec beaucoup d'application. En croisant Monsieur Ferrati, il ne put tout de même pas s'exempter d'un « Bonjour monsieur » rapide, soucieux qu'il était de vouloir garder toujours de bonnes relations avec ses congénères. Éberlué, Monsieur Ferrati n'eut pas le temps de le saluer, si grande était la vitesse à laquelle son voisin passa devant lui, et, déçu de n'avoir pu faire l'article en jouant le harponneur, il en fut pour ses frais.
Toute la journée, Monsieur Marin s'efforça, avec beaucoup de peine, de se concentrer sur son travail. C'était bientôt le temps des élections régionales et il s'appliquait à enregistrer, sur son logiciel, le nom des électeurs, suivi de leur adresse, pour les reporter ensuite sur les registres appropriés qui recevraient les signatures.
Pendant ce temps, un homme bien habillé poussa la porte du magasin de Monsieur Ferrati. Il demandait à voir de plus près le tableau de la vitrine pour l'examiner et voulut savoir les renseignements qui l'éclaireraient sur son origine. Il resta longtemps à réfléchir. Il marchanda. Monsieur Ferrati, qui d'ordinaire laissait toujours une marge dans le prix, histoire de donner satisfaction aux acheteurs qui éprouvaient une jouissance non feinte quand on leur rabattait quelques dizaines d'euros, ou des centaines parfois lorsqu'il s'agissait d'un achat important et que Monsieur Ferrati, las de tergiverser, se laissait aller à une sorte d'impatience qui lui coûtait, certes, mais qui laissait toujours un bénéfice substantiel, ce jour-là donc, Monsieur Ferrati fut inflexible et ne retrancha pas un kopeck. Le monsieur n'en parut pas contrarié, il ne donna pas l'impression que l'intransigeance de l'antiquaire eût le moindre poids sur sa décision d'acheter ou non l'objet, mais il se contenta de dire qu'il aviserait et qu'il reviendrait bientôt pour conclure l'affaire. Monsieur Ferrati aurait dû jubiler de savoir que bientôt la vente serait faite, et ce, à son avantage. Il en fut tout contrarié. Il pensa à Monsieur Marin et décida que, comme il n'était pas trop tard, il était bien déterminé à le saisir au vol à la fin de l'après-midi quand il repasserait.
Comme il ne voulait pas le manquer, Monsieur Ferrati resta collé contre la porte vitrée de sa boutique, à guetter. Il sortait parfois dans la rue pour la scruter, aussi loin que le portait son regard, jusqu'au bout, là où elle débouchait sur la place, Il ne manquerait pas de voir si Monsieur Marin arrivait. Mais il ne pouvait pas rester longtemps à faire ainsi le guet, car le froid de l'hiver naissant se faisait sentir, et il rentrait dans son magasin, avec la peur au ventre que quelque fâcheux eût l'idée de vouloir acheter une marchandise, ce qui l'aurait forcé à quitter son poste d'observation, à zyeuter, et il aurait dû renoncer à faire la démarche qu'il s'était imposée.
En affaires, on ne fait pas de sentiment. Monsieur Ferrati se surprit à s'entendre murmurer l'adage dont il était un ferme adepte, et à prendre conscience qu'il se laissait aller à une sensiblerie bien curieuse. Il se demanda pourquoi il se donnait tant de mal pour Monsieur Marin, qui ne lui avait jamais rien acheté, qui était le plus souvent d'une humeur maussade, et qu'il voyait très nettement s'impatienter quand il lui faisait la conversation. Alors quoi ? S'il se posait la question, c'était bien pour se donner le change, pour se duper lui-même. Peut-être s'avouait-il mollement, retenu par un certain amour-propre, que c'était parce que Mélie Sun était sa femme. Et que Mélie Sun, c'était quelqu'un. Il imagina le plaisir qu'il aurait de savoir que Mélie Sun pourrait posséder un tableau venant de lui, mais peut-être surtout caressait-il l'espoir qu'elle franchirait le seuil de sa boutique pour venir voir l'objet, si d'aventure son mari décidait de se l'offrir. Ce dernier ne pourrait décidément pas engager une telle dépense sans en parler à son épouse et elle lui proposerait à coup sûr de connaître l'objet du désir avant d'engager toute transaction.
Aucun client ne dérangea Monsieur Ferrati toujours aux aguets, et il se précipita dans la rue lorsqu'il aperçut son voisin qui approchait. Monsieur Marin tiqua, mais pouvait-il se décider à autre chose qu'à faire bonne figure ? Ce qui l'énervait par dessus tout, c'était de ne pouvoir donner libre cours à son moment préféré, celui de la contemplation du tableau, comme il y songeait depuis des heures, d'autant plus qu'il n'avait pu s'en délecter le matin.
« Pardonnez-moi, Monsieur Marin, de vous interpeller ainsi dans la rue », dit Monsieur Ferrati tout excité, avec son léger accent de Naples dont il était très fier, et dont il n'avait jamais voulu se départir malgré le fait qu'il était né en France, ayant toujours voulu conserver fidèlement l'inflexion de la voix de sa mère. « Monsieur, je vous en prie, insista-t-il, pardonnez-moi, mais j'ai quelque chose qu'il faut que je vous dise et qui ne peut attendre. »
Monsieur Marin, tellement imprégné de la pensée qui le liait au tableau, devina de quoi Monsieur Ferrati allait lui parler, il lui était venu aussi à l'idée que ses stations répétées devant chez lui n'avaient pas échappé au regard inquisiteur et il s'attendait à souffrir le martyre.
« Monsieur, reprit l'antiquaire, contrit de voir la mine défaite de Monsieur Marin, si vous pouvez m'accorder quelques minutes, je vous supplie de me suivre à l'intérieur. Nous serons mieux pour parler.
—Mais, je vous en prie, je vous suis, répondit poliment Monsieur Marin.
Comme il y avait un précieux salon Louis XV en exposition, Monsieur Marin s'assit sur l'un des fauteuils ainsi que son interlocuteur l'en priait — n'était-ce pas une marque de déférence, de confiance même ? Dino Marin en fut flatté.
« Je ne vous apprendrai pas, Monsieur Marin, que je vous ai aperçu plusieurs fois admirant mon beau portrait de femme. »
Monsieur Marin acquiesça d'un hochement de tête. Monsieur Ferrati continua.
« Monsieur Marin, Je ne saurais vous dire le plaisir que vous me faites lorsque vous appréciez les belles choses que j'ai choisies avec soin et amore... amore, et que vous les regardez dans ma vitrine. Mais ce portrait, Monsieur Marin, ce portrait est exceptionnel.
— Il l'est, soupira le pauvre Dino accablé.
— Venons au fait, Monsieur Marin, vous rêvez de le posséder.
—Peut-être, murmura Dino, acculé dans ses derniers retranchements. Peut-être.
— Je devine que le prix vous rebute, Signore Marini.
— Marin, Marin, corrigea nerveusement Dino qui supporta mal l'allusion pécuniaire.
— Scusi ! Marin. Monsieur Marin, je vous trouve très sympathique.
Dino fut bien gêné et ne fit aucun commentaire devant la remarque qui n'admettait pas la réciproque.
— J'aurais bien une proposition à vous faire, Monsieur Marin, au cas où l'achat de cette oeuvre d'art vous intéresserait. Car j'ai bien peur qu'elle vous intéresse, Monsieur Marin.
— Ayez peur, ayez peur, ne put s'empêcher de répliquer Dino que la situation commençait à amuser malgré le fait qu'il était attristé de reconnaître qu'il dirait bientôt à ce marchand de tapis qu'il n'acquerrait pas le tableau, et que ce dernier comprendrait pourquoi.
— Ah ! Ah ! Monsieur Marin ! Je vois que vous aimez la plaisanterie. Je vous croyais très froid, Monsieur Marin, mais je me trompais, Monsieur Marin, je me trompais. »
Dino commençait à s'impatienter mais il craignait de vexer le marchand.
— Vous avez deviné : le prix me semble trop élevé.
— Il vous semble, Monsieur Marin, il vous semble. Mais je peux vous assurer qu'il est en rapport avec le tableau. Un tableau inestimable.
— Que vous avez bien estimé, je vous l'accorde. Mais vous avez mal interprété mes paroles. Le prix que vous en demandez, s'il correspond à la valeur du tableau, ne correspond pas, pour moi, au prix que je veux mettre à l'achat de quelque oeuvre d'art que ce soit, expliqua le fonctionnaire peu argenté, et cela sur un ton qui ne voulait pas admettre de réplique.
— Je comprends, je comprends, répondit Monsieur Ferrati, dubitatif. Mais je peux vous faire quelques facilités de paiement.
Une lueur imperceptible et involontaire brilla dans l'oeil de Dino, ce qui n'échappa pas à celui très exercé du marchand ; avant qu'elle ne s'éteignît, et que le futur acheteur n'eût le temps de la réflexion, l'habile homme, qui était sûr maintenant que l'affaire était faite, reprit vivement :
—Monsieur Marin, vous pourrez payer à tempérament si vous le désirez, et je n'appliquerai pas le taux de l'usure. Taux zéro pour cent, sur trois ans. Qu'en dites-vous ?
Monsieur Marin, éberlué, hésita.
— J'ajouterai, continua l'antiquaire, que je ne pourrai pas attendre. J'ai un acheteur pour ce tableau. Il doit venir demain. Je ne peux pas me permettre d'en manquer la vente. Je ne vous mens pas, Monsieur Marin. Demandez autour de vous. Tout le monde connaît ma probité.
— Vous me prenez tellement au dépourvu, répondit Dino que l'on sentait confusément s'affoler, et qui regretta aussitôt d'avoir laissé entrevoir sa faiblesse.
— Que la signora vienne donc l'admirer, tenta le marchand qui n'était pas sans savoir qu'il prenait un risque énorme qui pouvait faire capoter la transaction dans le cas où Mélie Sun y mettrait le nez, mais son désir était si grand de la voir de près, et de lui parler, qu'il tenta la chose.
— Non, non... Si je le prends, ce sera pour faire une surprise à ma femme.
— Vous le prenez donc. Topez-là. Concluons l'affaire. »
Marin crut un instant qu'il était sur le marché aux bestiaux et que le maquignon l'avait emberlificoté. Il craignit que la denture du cheval ne fût pas à la hauteur du prix demandé. Comment savoir ?
« Pourriez-vous m'en dire un peu plus sur le tableau ? demanda-t-il, histoire de faire figure d'un acheteur responsable.
Normal qu'il voulût savoir ce qui pouvait en faire la valeur. Mais sa décision, déjà, était prise.
— L'oeuvre n'est pas signée comme vous avez pu le voir, mais elle est de l'École Italienne de la Renaissance. Le travail a été dirigé sans aucun doute — ce que je vous garantis — par un grand maître du Quattrocento dont vous reconnaissez les règles picturales, j'en suis sûr : la composition géométrique dans laquelle s'insère le tableau, la mise en perspective, au milieu, la ligne horizontale de la table qui se prolonge par la taille de la jeune femme, le rayon de soleil, oblique, qui part de la fenêtre et suit le mouvement du bras, et la lumière, ah ! la lumière qui tombe doucement sur les reliefs en clair-obscur, la présence des miroirs, les natures mortes disposées...
— Oui, je vois tout cela, coupa Dino Marin, qui n'avait maintenant plus qu'un seul désir : qu'on en finisse avec les palabres, qu'il signe ses chèques — Monsieur Marin ayant toujours sur lui son chéquier au cas où — qu'on emballe le tableau, et qu'il l'emporte sous le bras.
Monsieur Marin signa donc douze chèques que l'antiquaire lui promit de déposer à la banque, successivement, l'un après l'autre, tous les trois mois.
— Dino, Dino... murmura le vendeur pendant que son client s'appliquait à écrire.
— Marin, un court instant, crut à une familiarité
— Dino, c'est un prénom italien n'est-ce pas ? N'aurions-nous pas une origine commune ?
— Pas du tout ! s'empressa de répondre le Dino en question. Je ne vous cacherai rien : mon parrain n'aimait pas son prénom Odin, il en a fait un anagramme pour son filleul que je suis.
— Ah ! Signore, les anagrammes recèlent souvent un sens caché. S'il vous avait appelé Dion, vous auriez peut-être fait carrière dans le music-hall, osa monsieur Ferrati, mais il cessa aussitôt de plaisanter quand il vit le regard sombre de son acheteur. »
Monsieur Marin aurait dû être heureux d'avoir en main, enfin, le portrait qui le faisait tant vibrer. En fait, il frissonnait en se sentant terriblement coupable de s'être laissé emporter par sa passion. Il était d'ordinaire si économe pourtant, ayant toujours peur du lendemain. « On n'est jamais à l'abri de rien, pensait-il, même en étant fonctionnaire. Les gens croient que c'est gagné quand on entre dans la fonction publique. Que nenni ! » Dino Marin avait peur des restructurations du système qui risqueraient de supprimer son poste, il se voyait déjà affecté dans un service impossible, loin de sa ville, et il lui faudrait l'accepter. Cela le couperait de son monde familier. Cela entraînerait des frais considérables. Et lui venait, malgré ses angoisses, malgré l'incertitude du lendemain, il venait de s'engager dans une voie effroyable qu'il avait toujours honnie, la voie du crédit. Il se voyait déjà pousser la porte du Crédit municipal, celle qui jouxtait la porte de son bureau, mettant un à un ses biens en gages, demandant quelque menue monnaie pour joindre les deux bouts. Grands Dieux ! Il irait au Mont-de-Piété, pire encore, chez ma tante ! Quelle déchéance ! Ses collègues se moqueraient. Dur dur de perdre la face.
Dino Marin gravissait lourdement l'escalier de sa maison, chargé de son fardeau, et ses pensées lugubres roulaient dedans sa tête. Il ouvrit sans faire de bruit la porte de son appartement. Il entendit sa femme lui crier : « C'est toi, mon ami ? » Il pensa : « Quelle question stupide ! » et puis : « Qu'a-t-elle à m'appeler toujours son ami ?” Et pourtant comme il l'aimait, sa femme ! L'avait-elle jamais contrarié ?
Dino hésita à déballer le tableau et à le montrer à Mélie Sun. L'affaire était considérable et il voulait prendre les précautions nécessaires pour que sa présentation ne fût point ordinaire. Il faudrait y mettre quelque éclat pour forcer l'enthousiasme de la jeune femme, lui coupant de ce fait toute possibilité de se plaindre au sujet de son prix, si jamais elle voulait le connaître. Il attendrait le samedi suivant, quand il serait seul, pour faire une jolie mise en scène. Il le rangea soigneusement dans un des placards du vestibule, celui où sa femme ne mettait que rarement le nez.
« Mais que fais-tu donc, mon ami ? On t'attend ! Gaston est ici. Viens !
— J'arrive ! répondit Dino. »
Il était un peu contrarié par la visite de son collègue de travail. Il aurait voulu se consacrer entièrement à ses réflexions après l'émotion qu'il venait de vivre. Encore heureux que Gaston ne se fût pas précipité à l'entrée quand Dino était arrivé, il eût découvert le pot aux roses et la surprise eût été gâchée. Il passa à la salle de bains pour éponger son front brûlant et se composa un visage avant d'entrer au salon.
« Surprise ! s'exclama Gaston quand il vit Dino.
— Tu ne m'avais pas dit que tu viendrais à la maison, je t'ai quitté il y a une heure à peine !
— Vois comme Gaston est gentil. Il a apporté une bouteille de champagne pour ton anniversaire, lui dit Mélie Sun en l'embrassant.
— Buvons à ta santé, vieux frère ! s'écria Gaston joyeusement.
Dino crut un instant qu'ils allaient chanter Happy Birthday, mais non. Mélie Sun savait qu'il n'aimait pas les enfantillages. Il sortit la bouteille du seau à glace et se mit en devoir de la déboucher. Il le fit avec les précautions nécessaires et remplit les flûtes que Mélie Sun avait préparées. Dino n'aimait pas trop que son ami — il le considérait comme tel depuis quinze ans qu'ils travaillaient ensemble — rendît visite à Mélie Sun en son absence. Il fut un peu contrarié de voir qu'ils avaient manigancé cette rencontre à son insu. Il n'appréciait pas beaucoup les surprises organisées pour lui, mais il s'efforça d'esquisser un sourire et il remercia Gaston, aussi chaleureusement qu'il le put.
La conversation roula sur des banalités. Dino avait de la peine à se concentrer et le temps lui semblait long. Il aspirait à se retrouver seul avec ses pensées qui, il le savait, seraient un curieux mélange de plaisir et de crainte. Gaston remarqua son inquiétude et la mit sur le compte de la fatigue. Dino ne faisait que répondre par monosyllabes, et sa femme et son ami se jetaient des regards étonnés. Ils savaient que Dino n'était certes pas loquace mais ils regrettaient qu'il ne fît aucun effort pour rendre sa compagnie agréable. Gaston se mit à présenter le projet du voyage qu'il allait entreprendre aux prochaines vacances. Il irait en Anatolie. Il commença à parler du pays, il aimait bien étaler son savoir. La conversation s'éternisait. Dino était mal à l'aise.
« N'auriez-vous pas un atlas, que je vous montre le périple que j'ai organisé ? »
Mélie Sun se leva et marcha en direction du vestibule, vers le placard où était rangé le livre en question.
Une pensée fulgurante traversa l'esprit de Dino. Mon Dieu ! Le placard !
C'est alors qu'on entendit un grand cri. Dino se leva et s'effondra de toute sa hauteur. Sa tête heurta sa flûte de champagne et les éclats de cristal se fichèrent dans sa chair. Les jets de sang impressionnèrent. On appela une ambulance.
Le médecin qui examina et pansa le blessé rassura vite Mélie Sun et Gaston qui avaient accompagné Dino aux urgences de l'hôpital.
« Ce ne sera rien, leur dit-il. Il a repris ses esprits. Les coupures sont superficielles. Son malaise est probablement dû au surmenage. Il sera sur pied demain. Il faudra cependant qu'il se surveille. »
Gaston pensa que Dino était bien loin du burn out. Ils avaient du travail à la mairie, mais pas trop. Ils ramenèrent Dino chez lui. Ils le mirent au lit et le bordèrent en lui prodiguant des paroles encourageantes. Dino se sentit humilié. Il les remercia.
Le lendemain matin, après une nuit tourmentée, Dino passa devant l'antiquaire qui aurait bien voulu savoir des choses au sujet de la réaction de Mélie Sun, si elle avait aimé le tableau que son mari lui avait offert. Monsieur Ferrati ne put qu'être bouleversé quand il aperçut la tête de son client. Elle disparaissait sous un bandage, le visage écorché ne laissait voir que des pansements rougis.
« O Madre de Dio ! Elle l'a battu », murmura-t-il avec horreur.
Et il se sentit un peu coupable.
Comme il s'était promis de le faire, Dino attendit patiemment le samedi pour élaborer sa stratégie concernant l'installation du tableau. Mélie Sun s'absentait tous les samedis pour rendre visite à ses deux soeurs qui étaient célibataires et qui, assurait-elle, la recevaient avec plaisir. Dino n'était jamais convié, ce qui lui convenait. Le samedi était à lui tout seul et il jouissait de cette liberté hebdomadaire d'autant plus qu'elle ne s'éternisait pas. Il n'aurait pu se passer de Mélie Sun plus longtemps. C'était une preuve de confiance qu'ils s'accordaient l'un à l'autre, et leurs retrouvailles du dimanche avaient une ferveur érotique renouvelée. Mélie Sun y pourvoyait.
Dino sortit pour faire les courses nécessaires. Il acheta une perceuse adéquate, de grosses vis, deux projecteurs accompagnés de leur appareillage, et, aussitôt muni de son attirail, il se mit au travail. Cela lui prit la journée. Quand il eut fini, et qu'il eut accroché solidement le tableau sur le mur du salon, il se mit à jouer à allumer et à éteindre les projecteurs qui jetaient leurs feux dirigés sur le portrait. L'effet était des plus heureux. Le tableau, à chaque fois éclairé, lui donnait un coup au coeur, délicieux. Dino fut content de lui. Il ne lui restait plus qu'à affronter, le lendemain, à l'instant ultime, le regard de Mélie Sun. Les efforts qu'il avait déployés avaient atténué son angoisse. Il était confiant.
Lorsque Mélie Sun revint dans la matinée du dimanche, elle remarqua que son époux avait une attitude particulièrement attentionnée, voire enjouée, comme du temps où il lui faisait la cour. Elle en fut toute contente, émue même, et se rappela l'époque heureuse où tout n'était que prévenances, galanteries et plaisirs. Si elle avait eu un esprit retors, elle aurait pensé que Dino préparait quelque chose à lui dire, de difficilement acceptable, comme de lui faire part d'une demande incongrue, ou de se faire pardonner une indélicatesse, mais Mélie Sun, qui était sans détour, songea que la conduite de Dino voulait atténuer la crainte qu'elle avait eue de le voir si fatigué l'avant-veille, ou lui prouver l'immense joie de la retrouver après son escapade du samedi.
Lorsqu'elle pénétra dans le salon, son étonnement fut à son comble à la vue du tableau qui lui faisait face. Elle se retint de pousser un cri de stupeur. Dino, qui l'observait avec une attention particulière, pour décrypter les signes de son étonnement, se retint de rien dire. Mélie Sun s'assit sur le canapé, en bonne place, en face du portrait, afin de contempler l'oeuvre tout à son aise. Comme elle ne pipait mot et se contentait de regarder, Dino s'impatienta et l'interrogea tout de go.
« Ma chère Mélie, dit-il, que penses-tu de mon acquisition ?
— C'est très beau, répondit-elle, laconique.
— Mais encore. Ne remarques-tu rien ? ajouta-t-il, impatient de connaître son sentiment, après un silence qui n'en finissait pas.
— Ce portrait me ressemble.
— À un point... ! soupira-t-il.
— Ainsi, l'original ne te suffisait-il pas ? ironisa-t-elle gentiment.
— Je n'ai pas pu résister.
— Ma foi, tu as bien fait, dit-elle calmement, si cela te plaît.
Dino aurait dû être satisfait de la réaction de sa femme. Il la sentait contente qu'il se fût fait plaisir, et surtout, elle n'avait fait aucune allusion au coût faramineux de la toile, qu'elle devait deviner, forcément. Il se surprit à être frustré qu'elle ne demandât pas plus d'explications au sujet de cette acquisition si peu ordinaire, mais il n'insista pas et dut se contenter de s'asseoir près d'elle sur le canapé. Ils contemplèrent longtemps le tableau de concert et jouirent de son charme.
La jeune femme du portrait était d'une beauté peu commune. Ses yeux, peints avec un art accompli, semblaient s'animer au point qu'ils se fixaient sur le couple avec insistance, comme s'ils s'étaient mis à l'épier, à l'interroger même, ce qui donnait l'impression étrange que le personnage était bien vivant et considérait lui-même les observateurs. On saisissait par moments un vague sourire qui s'évanouissait puis revenait derechef si d'aventure on avait posé le regard sur un autre point du tableau. La peau était laiteuse et on aurait eu fort à parier qu'elle était aussi douce que celle de Mélie Sun, tant le grain que rendait la surface finement grenue de la toile était délicat et régulier, et la carnation, rendue par l'habile mélange de couleurs, transparente. La chevelure cuivrée tombait en cascade savante sur les épaules dénudées. Le vêtement aux différentes nuances de rouge, selon qu'il était éclairé ou non, seyait à merveille. Le personnage se tenait debout près d'une table recouverte d'un tapis de velours émeraude qui retombait sur les côtés en plis harmonieux rehaussés de broderies d'or et de glands précieux, tels que surent si bien les tisser les tapissiers flamands. Sur cette table étaient posés la clepsydre et le globe terrestre pour donner la mesure du temps et de l'espace, cadres finis de la vie humaine. Derrière le personnage et disposée en trois-quarts profil, une grande psyché reflétait en abyme, grâce à un autre miroir que l'on devinait lui faire face mais caché à la vue, le corps de l'inconnue, alternativement de demi-profil dos puis de demi-profil face, et cela à l'infini, tout au moins c'est l'impression que donnait l'effet qu'avait su si bien traduire l'artiste. C'était un tour de force, et le regard du spectateur devenait vertige s'il s'y attardait, lorsqu'il tentait d'en découvrir le secret. Tant de détails, tous plus curieux et plus extraordinaires les uns que les autres retenaient si bien l'attention, qu'il était naturel de se laisser prendre à les admirer, à s'extasier même ; en outre on ne pouvait se soustraire à l'envie d'en comprendre la génèse et l'exécution.
Dino et Mélie Sun restèrent ainsi longtemps, assis côte à côte, sachant que le bonheur qu'ils éprouvaient à la vue du tableau ne s'épuiserait jamais.
L'habitude les prit de s'installer devant lui chaque soir, après que Dino fut revenu de son travail. Parfois un sentiment de tendresse très fort les unissaient. Ils se prenaient la main, émus et ravis, jusqu'à y ressentir les pulsations de leurs coeurs battant à l'unisson. Seul le samedi laissait Dino dans la solitude. Il en fut contrarié, allez savoir pourquoi, et il devint de plus en plus nerveux au fil du temps.
Un soir, alors que le bonheur semblait devoir régner à jamais dans le foyer tranquille, un malencontreux incident fut le début d'un drame dans lequel Dino Marin allait s'enfermer, pour son malheur et celui de Mélie Sun. Pourquoi l'ombre du Malin avait-il choisi ce havre d'entente et de douceur pour y fondre et y poser sa main griffue qui devait s'insinuer dans les chairs et les coeurs ? Nul n'aurait su le dire. Il suffit qu'un poison, que l'on nommera doute ou fièvre délirante, s'abattît soudain, sans crier gare, sur le pauvre Dino, qui n'en sut jamais trouver l'antidote.
Tu brûles de connaître, cher lecteur, l'instant fatal qui fit basculer le destin de nos deux héros. Je vais m'appliquer à t'en conter l'occurrence, avec autant de vérité et d'impartialité qu'il m'est possible.
Or donc, un soir que Dino et Mélie Sun prenaient leur moment de plaisir à plonger ensemble dans la beauté mystérieuse du chef-d'oeuvre qui ne cessait de les surprendre et de leur prodiguer ses délices, Dino, malencontreusement, laissa échapper une petite cerise qu'il avait saisie, d'un geste maladroit, de la coupe remplie dont il dégustait le contenu en savourant les fruits croquants, et parfumés, et colorés comme l'étaient les lèvres vermeilles de Mélie Sun. La coquine petite drupe ne se laissa pas rattraper à temps et alla rouler dans un coin du salon, importunant de ce fait Dino qui se décida à la récupérer, malgré le dérangement que lui procura cette initiative, arraché qu'il était à sa jouissance quotidienne. Un homme négligent eût laissé courir, se disant que son épouse ferait place nette lors du prochain ménage, mais l'idée que la petite cerise allait pourrir tranquillement, si l'on ne s'occupait pas d'elle avant longtemps, fut insupportable à Dino. Lorsqu'il s'approcha du fruit rebelle qui avait roulé jusqu'à l'angle du coin, et qu'il voulut s'en saisir, Mélie poussa un soupir, allez savoir pourquoi, ce qui eut pour effet de faire tourner la tête de Dino curieux de voir ce qui se passait. Son regard se posa par un pur hasard sur la toile qu'il voyait maintenant de biais, presque de profil, et le choc qu'il ressentit, en l'apercevant de ce point de vue nouveau, fut indescriptible. Une anamorphose se révélait. Le portrait n'était plus celui qui lui était devenu familier. C'était une sorte d'image à la fois complètement déformée mais obéissant toutefois à des règles parfaitement intelligibles bien qu'elles fussent incohérentes dans ce qu'elles voulaient représenter. L'art consommé du peintre eût forcé l'émerveillement de quiconque. La jeune femme si belle que Dino connaissait, était devenue une créature à demi-serpentine dont la queue était formée d'écailles que donnait l'illusion des reflets multipliés des miroirs. Le visage, bien qu'il gardât une certaine beauté, avait une expression inquiétante tant les éclairs que lançaient les yeux semblaient vouloir foudroyer celui qui le regardait. La fenêtre s'était muée en une fontaine d'où jaillissait une onde bleutée, remplaçant de ce fait les rayons de lumière. Les murs et la table avaient disparu et l'on était maintenant dans un coin de nature où semblaient évoluer deux nymphes évanescentes qui dansaient, gracieuses, autour du personnage mi-femme mi-bête qui fascinait Dino.
« Mélusine, murmura-t-il, Mélusine, est-ce toi ? » Ce faisant, il tourna le regard vers Mélie Sun qui, toujours assise sur le canapé, le regarda, médusée. Elle crut à un moment de folie.
— Qu'as-tu donc, mon ami ? lui demanda-t-elle, mais elle comprit qu'il était incapable de s'expliquer. Le choc qu'il avait ressenti ayant anéanti toute pensée logique.
— Mélie Sun, Mélusine*...
Il se rappela la réflexion de l'antiquaire : Les anagrammes recèlent souvent un sens caché.
Il se tut pour réfléchir à nouveau, puis il cria à Mélie Sun :
— Je sais, je sais maintenant pourquoi tu ne pouvais échapper à ton destin, créature immortelle !
— Que veux-tu dire ? murmura Mélie Sun, bouleversée.
— Si tu cherchais ton Raimondin* dont la dépouille mortelle a dû depuis des lustres disparaître en poussière, Fée traîtresse, tu l'as trouvé en Dino Marin.
— Que dis-tu là ? interrogea à nouveau Mélie Sun qui se rendait compte avec horreur que son époux perdait l'esprit.
— Aaaaaah ! Aaaaaah ! continua-t-il, maintenant couché à terre dans le coin de la pièce, les yeux toujours rivés sur le tableau qui lui avait révélé son autre vérité.
— Raimondin, Dino Marin... Raimondin, Dino Marin... J'ai compris, perverse. J'ai compris pourquoi tu m'as choisi. Ne faut-il pas qu'au fil des siècles tu trouves pour compagnon un Raimondin, fût-ce un Dino Marin ? Ah, Mélusine ! Qu'importe qu'il soit laid ! Qu'importe qu'il soit borné ! Qu'importe qu'il soit petit ! Qu'importe qu'il me ressemble ! Personne d'autre que moi n'aurait pu faire l'affaire ! Tu me disais que tu m'aimais. Fadaises ! Tu t'es accrochée à moi pour perdurer. N'y avait-il aucun autre anagramme de Raimondin de par le monde pour que tu lui fasses son affaire ? Non ? Personne d'autre de par le monde ! Je sais maintenant ce qui se passe dans ton corps quand tu t'en vas. Qui donc ignore que le samedi est le jour maudit de Mélusine ? Mélusine ! Tu reprends ta forme primitive de reptile repoussant et tu te caches aux yeux de tous qui t'abhorreraient s'ils connaissaient ton secret. Mélior et Palestine ! Ne sont-ce pas les fées qui t'accompagnent à la Font de Sé, la Fontaine de soif ? Tes soeurs ? Tes prétendues soeurs, oui ! Ah ! Que de mensonges depuis le jour où je t'ai connue ! Faut-il que je te haïsse aujourd'hui après t'avoir tant aimée !
— Mon pauvre ami, mon cher ami, murmura Mélie Sun complètement désemparée, anéantie par la tournure que prenaient les événements.
Elle se décida à téléphoner à Gaston qui lui serait de bon conseil. Il arriva, trop content de rendre service à Mélie Sun et de mériter sa confiance.
Le pseudo-Raimondin s'était lové, tout recroquevillé, dans son coin. On eût dit que son corps avait diminué de moitié, si grand était son désir de disparaître aux yeux de sa femme.
En deux mots, Mélie résuma l'affaire.
« Es-tu donc Mélusine ? l'interrogea Gaston. »
Mélie Sun fit mine de tomber des nues quand elle entendit cette ineptie. Elle dut nier. Gaston se mit en devoir de faire entendre raison à l'insensé dont le corps se rétrécissait et se desséchait à vue d'oeil jusqu'à devenir une sorte de cafard aux élytres noires qui craquaient à chaque centimètre perdu. Mélie Sun ne put s'empêcher de songer à la Métamorphose kafkaïenne. Elle se frotta les yeux pour y voir plus clair. Non, elle rêvait. Ce n'était pas possible. L'histoire terrible que lui avait racontée Dino l'avait ébranlée. Une chose était réelle : Dino ne voulait pas sortir de son coin dont il épousait les angles droits avec une plasticité étonnante.
« Si tu ne sors pas d'ici, lui ordonna Gaston, nous serons obligés d'appeler les secours psychiatriques. »
Mais lui et Mélie Sun hésitaient à employer les grands moyens et ils restèrent toute la nuit à le veiller. Ils ne jetèrent aucun regard au tableau en oblique, croyant qu'il n'était pas nécessaire de donner du crédit aux élucubrations vociférées par Dino qui les suppliait, mais sans succès, de se rendre compte par eux-mêmes de ce qu'ils pouvaient constater si facilement. Ils ne tournèrent jamais la tête. La fureur de Dino augmentait d'autant plus qu'ils avaient, sous le nez, la preuve qu'il ne mentait pas.
Au petit matin, après une nuit sans sommeil, Dino demanda :
« Quel jour sommes-nous, Mélie ?
— Nous sommes samedi, répondit-elle.
Dino, ébaubi, la regarda en s'exclamant :
— Samedi ? Et tu es là ? Est-ce possible ? Tu es là ! Est-ce possible ?
Gaston murmura tout doucement dans le cou de Mélie Sun, sans que Dino pût l'entendre :
— Tu te trompes Mélie, nous sommes vendredi.
— Quelle importance cela a-t-il ? murmura-t-elle à son tour. »
Dino, lui, aurait su.
*La fée Mélusine et son mari Raimondin
>> Mélusine (fée) — Wikipédia
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